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nouveaux essais sur l’entendement

miracle si elles ne le fussent pas, que de soutenir que nos âmes doivent mourir naturellement, mais que c’est en vertu d’une grâce miraculeuse, fondée dans la seule promesse de Dieu, qu’elles ne meurent pas. Aussi sait-on depuis longtemps que ceux qui ont voulu détruire la religion naturelle et réduire tout à la révélée, comme si la raison ne nous enseignait rien la-dessus, ont passé pour suspects ; et ce n’est pas toujours sans raison. Mais notre auteur n’est pas de ce nombre. Il soutient la démonstration de l’existence de Dieu, et il attribue à l’immatérialité de l’âme une probabilité dans le suprême degré, qui pourra passer par conséquent pour une certitude morale ; de sorte que je crois qu’ayant autant de sincérité que de pénétration, il pourrait bien s’accommoder de la doctrine que je viens d’exposer et qui est fondamentale en toute philosophie raisonnable. Autrement je ne vois pas comment on pourrait s’empêcher de retomber dans la philosophie fanatique, telle que la philosophie mosaïque des Fludd[1], qui sauve tous les phénomènes en les attribuant à Dieu immédiatement et par miracle : ou barbare, comme celle de certains philosophes et médecins du temps passé, qui se ressentait encore de la barbarie de leur siècle, et qu’aujourd’hui on méprise avec raison, qui sauvaient les apparences en forgeant tout exprès des qualités occultes ou facultés qu’on s’imaginait semblables à des petits démons ou lutins, capables de faire sans façon ce qu’on demande, comme si les montres de poche marquaient les heures par une certaine faculté horodeictique, sans avoir besoin de roues, ou comme si les moulins brisaient les grains par une faculté fractive, sans avoir besoin de rien, qui ressemblât aux meules. Pour ce qui est de la difficulté que plusieurs peuples ont eue ; de concevoir une substance immatérielle, elle cessera aisément au moins (en bonne partie), quand on ne me demandera pas des substances séparées de la matière, comme, en effet, je ne crois pas qu’il y en ait jamais naturellement parmi les créatures.

  1. Fludd, philosophe mystique du xvie siècle, né en Angleterre en 1574, mort en 1637. Ses écrits forment 8 vol. in-fol. L’un d’eux est intitulé : Philosophia in Fluddanam mosaica (Gouda, 1638). Il a été réfuté par Gassendi : Exercitatio in Fluddanam philisihiam (Paris, 1630, in-12).