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préface

gravitation de la matière vers la matière par des voies qui me sont inconcevables, est non seulement une démonstration que Dieu peut, quand bon lui semble, mettre dans les corps des puissances et manières d’agir, qui sont au-dessus de ce qui peut être dérivé de notre idée du corps, ou expliqué par ce que nous connaissons de la matière ; mais c’est encore une instance incontestable qui l’a fait effectivement. C’est pourquoi j’aurai soin que dans la prochaine édition de mon livre ce passage soit redressé. » Je trouve que dans la version française de ce livre, faite sans doute sur les dernières éditions, on l’a mis ainsi dans ce § 11. « Il est visible au moins autant que nous pouvons le concevoir, que c’est par impulsion, et non autrement que les corps agissent les uns sur les autres ; car il nous est impossible de comprendre que le corps puisse agir sur ce qu’il ne touche pas, ce qui est autant que d’imaginer qu’il puisse agir où il n’est pas.

Je ne puis que louer cette piété modeste de notre célèbre auteur, qui reconnaît que Dieu peut faire au delà de ce que nous pouvons entendre ; et qu’ainsi il peut y avoir des mystères inconcevables dans les articles de la foi ; mais je ne voudrais pas qu’on fut obligé de recourir au miracle dans le cours ordinaire de la nature, et d’admettre des puissances et opérations absolument inexplicables. Autrement, ou donnera trop de licence aux mauvais philosophes, à la faveur de ce que Dieu peut faire ; et en admettant ces vertus centripètes, ou ces attractions immédiates de loin, sans qu’il soit possible de les rendre intelligibles, je ne vois rien qui empêcherait nos scolastiques de dire que tout se fait simplement par les facultés et de soutenir leurs espèces intentionnelles, qui vont des objets jusqu’à nous, et trouvent moyen d’entrer dans nos âmes. Si cela va bien,

Omnia jam fient, fieri quæ posse negabam.

De sorte qu’il me semble que notre auteur, tout judicieux qu’il est, va ici un peu trop d’une extrémité à l’autre. Il fait le difficile sur les opérations des âmes, quand il s’agit seulement d’admettre ce qui n’est point sensible, et le voilà qui donne aux corps ce qui n’est pas même intelligible ; leur accordant des puissances et des actions qui passent tout ce qu’à mon avis un esprit créé saurait faire entendre, puisqu’il leur accorde l’attraction et même à des grandes distances sans se borner à aucune sphère d’activité ; et cela pour soutenir un sentiment, qui n’est pas moins inexplicable, savoir la possibilité de la pensée de la matière dans l’ordre naturel.