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monde ne servira de rien ai faire voir son injustice à un avare et à un ambitieux ; et un amant aura toute la facilité du monde à se laisser duper par sa maîtresse, tant il est vrai que nous croyons facilement ce que nous voulons, et selon la remarque de Virgile

« Qui amant ipsi sibi somnia fingunt. »

C’est ce qui fait qu’on se sert de deux moyens d’échapper aux probabilités les plus apparentes, quand elles attaquent nos passions et nos préjugés. § 13. Le premier est de penser qu’il y peut avoir quelque sophistiquerie cachée dans l’argument qu’on nous objecte. § 14. Et le second de supposer que nous pourrions mettre en avant de tout aussi bons, ou même de meilleurs arguments pour battre l’adversaire si nous avions la commodité, ou 1’habileté, ou l’assistance qu’il nous faudrait pour les trouver. § 15. Ces moyens de se défendre de la conviction sont bons quelquefois, mais aussi ce sont des sophismes lorsque la matière est assez éclaircie, et qu’on a tout mis en ligne de compte ; car après cela il y a moyen de connaître sur le tout de quel côte se trouve la probabilité. C’est ainsi qu’il n’y a point lieu de douter que les animaux ont été formés plutôt par des mouvements qu’un agent intelligent a conduits, que par un concours fortuit des atomes ; comme il n’y a personne qui doute le moins du monde si les caractères d’imprimerie, qui forment un discours intelligible, ont été assemblés par un homme attentif, ou par un mélange confus. Je croirais donc qu’il ne dépend point de nous de suspendre notre assentiment dans ces rencontres : mais nous le pouvons faire quand la probabilité est moins évidente, et nous pouvons nous contenter même des preuves plus faibles qui conviennent le mieux avec notre inclination. § 16. Il me paraît impraticable à la vérité qu’un homme penche du côté où il voit le moins de probabilité : la perception, la connaissance et l’assentiment ne sont point arbitraires : comme il ne dépend point de moi de voir ou de ne point voir la convenance de deux idées, quand mon esprit y est tourné. Nous pouvons pourtant arrêter volontairement le progrès de nos recherches ; sans quoi l’ignorance ou l’erreur ne pourrait être un péché en aucun cas. C’est en cela que nous exerçons notre liberté. Il est vrai que, dans les rencontres où l’on n’a aucun intérêt, on embrasse l’opinion commune, ou le sentiment du premier venu ; mais, dans les points où notre bonheur ou malheur est intéressé, l’esprit s’applique plus sérieusement à peser les probabilités, et je pense qu’en ce cas,