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préface

patible, au moins en partie, avec la raison toute nue ; outre cela, dis-je, pourquoi faut-il que tout nous soit acquis par les aperceptions des choses externes, et que rien ne puisse être deterré en nous-mêmes ? Notre âme est-elle donc seule si vide, qu’outre les images empruntées du dehors, elle n’est rien ? Ce n’est pas là un sentiment (je m’assure) que notre judicieux auteur puisse approuver. Et où trouvera-t-on des tablettes qui ne soient quelque chose de varié par elles-mêmes ? Car jamais on ne verra un plan parfaitement uni et uniforme ? Donc pourquoi ne pourrions-nous pas fournir aussi à nous-mêmes quelque chose de pensée de notre propre fonds à nous-mêmes, lorsque nous y voudrons creuser ? Ainsi je suis porté à croire que dans le fond son sentiment sur ce point n’est pas différent du mien, ou plutôt du sentiment commun, d’autant qu’il reconnaît deux sources de nos connaissances, les sens et la réflexion.

Je ne sais-s’il sera si aisé de l’accorder avec nous et avec les Cartésiens, lorsqu’il soutient que l’esprit ne pense pas toujours, et particulièrement qu’il est sans perception, quand on dort sans avoir des songes ; et il objecte que, puisque les corps peuvent être sans mouvement, les âmes pourront bien être aussi sans pensée. Mais ici je réponds un peu autrement qu’on n’a coutume de faire. Car je soutiens que naturellement une substance ne saurait être sans action, et qu’il n’y a même jamais de corps sans mouvement. L’expérience me favorise déjà, et on n’a qu’à consulter le livre de l’illustre M.  Boyle[1] contre le repos absolu, pour en être persuadé. Mais je crois que la raison y est encore. Et c’est une des preuves que j’ai pour détruire les atomes.

D’ailleurs, il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même, dont nous ne nous apercevons pas ; parce que les impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre, ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part ; mais, jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet, et de se faire sentir, au moins

  1. Boyle (Robert), célèbre physicien anglais, né à Lismore, en Irlande ; en 1626, mort à Londres en 1691. Ses œuvres complètes ont paru à Londres en cinq volumes in-fol., 1744. — Ses œuvres physiques et chimiques ont été traduites en latin et publiées à Genève en six volumes in-4, 1680, et en cinq 1714. Il a écrit aussi plusieurs ouvrages importants sur la religion et sur la philosophie, entre autres le Chrétien naturaliste, ou Considérations pour concilier la religion et la raison.