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nouveaux essais sur l’entendement

un état de vision, comme parlent les théologiens ; que la foi et la probabilité nous doivent suffire sur plusieurs choses, et particulièrement à l’égard de l’immatérialité de l’âme ; que toutes les grandes fins de la morale et de la religion sont établies sur d’assez bons fondements sans le secours des preuves de cette immatérialité tirées de la philosophie ; et qu’il est évident que celui qui a commencé à nous faire subsister ici comme des êtres sensibles et intelligents, et qui nous a conservés plusieurs années dans cet état, peut et veut nous faire jouir encore d’un pareil état de sensibilité dans l’autre vie et nous y rendre capables de recevoir la rétribution qu’il a destinée aux hommes selon qu’ils se seront conduits dans cette vie ; enfin qu’on peut juger par la que la nécessité de se déterminer pour et contre l’immatérialité de l’âme, n’est pas si grande que des gens trop passionnés pour leurs propres sentiments ont voulu le persuader. J’allais vous dire tout cela, et encore davantage dans ce sens, mais je vois maintenant combien il est différent de dire que nous sommes sensibles, pensants et immortels naturellement, et que nous ne le sommes que par miracle. C’est un miracle en effet que je reconnais qu’il faudra admettre si l’âme n’est point immatérielle ; mais cette opinion du miracle, outre qu’elle est sans fondement, ne fera pas un assez bon effet dans l’esprit de bien des gens. Je vois bien aussi que de la manière que vous prenez la chose, on peut se déterminer raisonnablement sur la question présente, sans avoir besoin d’aller jouir de l’état de la vision et de se trouver dans la compagnie de ces génies supérieurs, qui pénètrent bien avant dans la constitution intérieure des choses, et dont la vue vive et perçante et le vaste champ de connaissance nous peut faire imaginer par conjecture de quel bonheur ils doivent jouir. J’avais cru qu’il était tout à fait au-dessus de notre connaissance « d’allier la sensation avec une matière étendue, et l’existence, avec une chose qui n’ait absolument point d’étendue ». C’est pourquoi je m’étais persuadé que ceux qui prenaient parti ici suivaient la méthode déraisonnable de certaines personnes qui, voyant que des choses, considérées d’un certain côté, sont incompréhensibles, se jettent tête baissée dans le parti opposé, quoi qu’il ne soit pas moins inintelligible ; ce qui venait à mon avis de ce que les uns ayant l’esprit trop enfoncé pour ainsi dire dans la matière ne sauraient accorder aucune existence à ce qui n’est pas matériel ; et les autres ne trouvant point que la pensée soit renfermée dans les facultés naturelles de la matière,