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des mots

peu trop facile à forger des hypothèses, qui n’étaient point intelligibles ni apparentés ; témoin son principe hylarchique de la matière, cause de la pesanteur, du ressort et des autres merveilles qui s’y rencontrent. Je n’ai rien à vous dire de ses véhicules éthériens, dont je n’ai point examiné la nature.

§ 15. Ph. Un exemple sur le mot de matière vous fera mieux entrer dans ma pensée. On prend la matière pour un être réellement existant dans la nature, distinct du corps : ce qui est en effet de la dernière évidence ; autrement ces deux idées pourraient être mises indifféremment l’une à la place de l’autre. Car on peut dire qu’une seule matière compose tous les corps, et non pas qu’un seul corps compose toutes les matières. On ne dira pas aussi, je pense, qu’une matière est plus grande que l’autre. La matière exprime la substance et la solidité du corps ; ainsi nous ne concevons pas plus les différentes matières que les différentes solidités. Cependant, dès qu’on a pris la matière pour un nom de quelque chose, qui existe sous cette précision, cette pensée a produits des discours intelligibles et des disputes embrouillées sur la matière première.

Th. Il me paraît que cet exemple sert plutôt à excuser qu’à blâmer la philosophie péripatéticienne. Si tout l’argent était figuré, ou plutôt parce que tout l’argent est figuré par la nature ou par l’art, en sera-t-il moins permis de dire que l’argent est un être réellement existant dans la nature, distinct (en le prenant dans sa précision) de la vaisselle ou de la monnaie ? On ne dira pas pour cela que l’argent n’est autre chose que quelques qualités de la monnaie. Aussi n’est-il pas si inutile qu’on pense de raisonner dans la physique générale de la matière première[1] et d’en déterminer la nature, pour savoir si elle est uniforme toujours, si elle a quelque autre propriété que l’impénétrabilité (comme en effet j’ai montré après Kepler qu’elle a encore ce qu’on peut appeler inertie), etc., quoiqu’elle ne se trouve jamais toute nue : comme il serait permis de raisonner de l’argent pur, quand il n’y en aurait point chez nous, et quand nous n’aurions pas le moyen de le purifier. Je ne désapprouve donc point qu’Aristote ait parlé de la matière première ; mais on ne saurait s’empêcher de blâmer ceux qui s’y sont trop arrêtés, et qui ont

  1. La matière première (ὕλη πρώτη), materia nuda, est la substance dont toutes choses sont composées, abstraction faite de toute détermination particulière ; on la distingue de la matière seconde, ou materia vestita, qui est déjà déterminée et qui est ce que nous appelons matière, opposée à esprit.