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l’entendement humain

lorsque j’entends le bruit de la mer, j’entends celui de toutes les vagues en particulier qui composent le bruit total, quoique ce soit sans discerner une vague de l’autre. Ainsi il est vrai dans un certain sens que j’ai expliqué, que non seulement nos idées, mais encore nos sentiments, naissent de notre propre fond, et que l’âme est plus indépendante qu’on ne pense, quoiqu’il soit toujours vrai que rien ne se passe en elle qui ne soit déterminé, et que rien ne se passe dans les créatures, que Dieu ne crée continuellement.

Dans le livre II, qui vient au détail des idées, j’avoue que les raisons de M.  Locke pour prouver que l’âme est quelquefois sans penser à rien, ne me paraissent pas convaincantes ; si ce n’est qu’il donne le nom de pensées aux seules perceptions qui sont assez notables pour être distinguées et retenues. Je tiens que l’âme et même le corps n’est jamais sans action, et que l’âme n’est jamais sans quelque perception. Même en dormant sans avoir de songes on a quelque sentiment confus et sombre du lieu où l’on est, et d’autres choses. Mais, quand l’expérience ne le confirmerait pas, je crois qu’il y en a démonstration. C’est à peu près comme on ne saurait prouver absolument par les expériences, s’il n’y a point de vide dans l’espace, et s’il n’y a point de repos dans la matière. Et cependant ces sortes de questions me paraissent décidées démonstrativement, aussi bien qu’à M.  Locke.

Je demeure d’accord de la différence qu’il met avec beaucoup de raison entre la matière et l’espace. Mais, pour ce qui est du vide, plusieurs personnes habiles l’ont cru. M.  Locke est de ce nombre : j’en étais presque persuadé moi-même ; mais j’en suis revenu depuis longtemps. Et l’incomparable M.  Huyghens[1] qui était aussi pour le vide et pour les atomes, commença à faire réflexion sur mes raisons, comme ses lettres le peuvent témoigner. La preuve du vide prise du mouvement, dont M.  Locke se sert, suppose que le corps est originairement dur, et qu’il est composé d’un certain nombre de parties inflexibles. Car en ce cas il serait vrai, quelque nombre fini d’atomes qu’on pût prendre, que le mouvement ne saurait avoir lieu sans vide ; mais toutes les parties de la matière sont divisibles et même pliables.

  1. Hugens ou Huyghens, physicien et mathématicien illustre du xviie siècle, né à Hoog (Hollande) en 1629, mort dans la même ville en 1695. — Ses œuvres ont été recueillies et publiées par S’ Gravesande sous le titre : Christ. Hugens opera in IV tomos distributa. 1 vol. in-4°, Leyde, 1724, et 2 vol. in-4°, Amsterdam, 1728.