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des mots

parle, ou nettement quand il ne s’agit que des apparences, ou conjecturalement quand il s’agit de la vérité intérieure des choses, en y présumant quelque nature essentielle et immuable, comme la raison l’est dans l’homme. On présume donc que ce qui ne diffère que par des changements accidentels, comme l’eau et la glace, le vif-argent dans sa forme courante et dans le sublimé, est d’une même espèce : et dans les corps organiques on met ordinairement la marque provisionnelle de la même espèce dans la génération ou race, comme dans les plus similaires on la met dans la reproduction. Il est vrai qu’on n’en saurait juger précisément faute de connaître l’intérieur des choses. Mais, comme j’ai dit plus d’une fois, l’on juge provisionnellement et souvent conjecturalement. Cependant, lorsqu’on ne veut parler que de l’extérieur, de peur de ne rien dire que de sûr, il y a de la latitude : et disputer alors si une différence est spécifique ou non, c’est disputer du nom ; et, dans ce sens, il y a une si grande différence entre les chiens, qu’on peut fort bien dire que les dogues d’Angleterre et les chiens de Boulogne sont de différentes espèces. Cependant il n’est pas impossible qu’ils soient d’une même ou semblable race éloignée qu’on trouverait si on pouvait remonter bien haut et que leurs ancêtres aient été semblables ou les mêmes, mais qu’après de grands changements quelques-uns de la postérité soient devenus fort grands et d’autres fort petits[1]. Ou peut même croire aussi sans choquer la raison qu’ils aient en commun une nature intérieure, constante, spécifique, qui ne soit plus sous-divisée ainsi, ou qui ne se trouve point ici en plusieurs autres telles natures et par conséquent ne soit plus variée que par des accidents ; quoiqu’il n’y ait rien aussi qui nous fasse juger que cela doit être nécessairement ainsi dans tout ce que nous appelons la plus basse espèce (spéciem infimam). Mais il n’y a point d’apparence qu’un épagneul et un éléphant soient de même race, et qu’ils aient une telle nature spécifique commune[2]. Ainsi, dans les différentes sortes de chiens, en parlant des apparences, on peut distinguer les espèces, et parlant de l’essence intérieure, on peut balancer : mais, comparant le chien et l’éléphant, il n’y a pas lieu de leur attribuer extérieurement ce

  1. Voici encore le principe de la variabilité des espèces : l’application qu’en fait Leibniz à l’espèce chien paraît être acceptée aujourd’hui par les naturalistes. P. J.
  2. On voit que, tout en posant le principe, Leibniz en restreint l’application : il est pour ce qu’on appelle aujourd’hui la variabilité limitée. P. J.