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nouveaux essais sur l’entendement

crate et dans quelque moderne, et il pourrait même faire connaître son identité à celui qui pénétrerait assez dans sa nature, à cause des impressions ou caractères qui y resteraient de tout ce que Nestor ou Socrate ont fait et que quelque génie assez pénétrant y pourrait lire. Cependant, si l’homme moderne n’avait point de moyen interne ou externe de connaître ce qu’il a été, ce serait, quant à la morale, comme s’il ne l’avait point été. Mais l’apparence est que rien ne se néglige dans le monde, par rapport même a la morale, parce que Dieu en est le monarque, dont le gouvernement est parfait. Les âmes, selon mes hypothèses, ne sont point indifférentes à l’égard de quelque portion de matière que ce soit, comme il vous semble ; au contraire, elles expriment originairement celles à qui elles sont et doivent être unies par ordre. Ainsi, si elles passaient dans un nouveau corps grossier ou sensible, elles garderaient toujours l’expression de tout ce dont elles ont eu perception dans les vieux, et même il faudrait que le nouveau corps s’en ressentit, de sorte que la continuation individuelle aura toujours ses marques réelles. Mais, quel qu’ait été notre état passé, l’effet qu’il laisse ne saurait nous être toujours percevable. L’habile auteur de l’Essai sur l’Entendement, dont vous aviez épousé les sentiments, avait remarqué (liv.  II, chap.  de l’identité, § 27) qu’une partie de ces suppositions ou fictions du passage des âmes, prises pour possibles, est fondée sur ce qu’on regarde communément l’esprit non seulement comme indépendant de la matière, mais aussi comme indifférent à toute sorte de matière [1]. Mais j’espère que ce que je vous ai dit, Monsieur, sur ce sujet, par-ci par-là, servira à éclaircir ce doute et à faire mieux connaître ce qui se peut naturellement. On voit par là comment les actions d’un ancien appartiendraient à un moderne qui aurait la même âme, quoiqu’il ne s’en aperçût pas. Mais, si l’on venait à la connaître, il s’ensuivrait encore de plus une identité personnelle. Au reste, une portion de matière qui passe d’un corps dans un autre ne fait point le même individu humain, ni ce qu’on appelle moi, mais c’est l’âme qui le fait.

§ 16. Ph. Il est cependant vrai que je suis autant intéressé et aussi justement responsable pour une action faite il y a mille ans, qui m’est présentement adjugée par cette conscience (self consciousness)

  1. Aristote croyait aussi que l’âme n’est pas indifférente à toute espèce de matière, et il s’en servait pour combattre la doctrine de la métempsycose. Voyez Traité de l’âme, I. I, chap.  v. P. J.