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des idées

le cas le plus ordinaire, nous ne concevons pas là rien autre chose qu’un mouvement qui passe d’un corps dans un autre corps ; ce qui est, je crois, aussi obscur et aussi inconcevable que la manière dont notre esprit met en mouvement ou arrête notre corps par la pensée. Il est encore plus malaisé d’expliquer l’augmentation du mouvement par voie d’impulsion, qu’on observe ou qu’on croit arriver en certaines rencontres.

Th. Je ne m’étonne point si l’on trouve des difficultés insurmontables là où l’on semble supposer une chose aussi inconcevable que le passage d’un accident d’un sujet ai l’autre : mais je ne vois rien qui nous oblige à une supposition qui n’est guère moins étrange que celle des accidents sans sujet des scolastiques, qu’ils ont pourtant soin de n’attribuer qu’à l’action miraculeuse de la toute-puissance divine, au lieu qu’ici ce passage serait ordinaire. J’en ai déjà dit quelque chose ci-dessus (chap.  xxi, § 4), où j’ai remarqué aussi qu’il n’est point vrai que le corps perde autant de mouvement qu’il en donne à un autre ; ce qu’on semble concevoir comme si le mouvement était quelque chose de substantiel, et ressemblait à du sel dissous dans de l’eau, ce qui est en effet la comparaison dont M. Rohaut [1], si je ne me trompe, s’est servi. J’ajoute ici que ce n’est pas même le cas le plus ordinaire, car j’ai démontré ailleurs que la même quantité de mouvement se conserve seulement lorsque les deux corps, qui se choquent, vont d’un même côté avant le choc, et vont encore d’un même côté après le choc. Il est vrai que les véritables lois du mouvement sont dérivées d’une cause supérieure à la matière. Quant à la puissance de produire le mouvement par la pensée, je ne crois pas que nous en ayons aucune idée comme nous n’en avons aucune expérience. Les Cartésiens avouent eux-mêmes que les âmes ne sauraient donner une force nouvelle à la matière, mais ils prétendent qu’elles lui donnent une nouvelle détermination ou direction de la force qu’elle a déjà. Pour moi, je soutiens que les âmes ne changent rien dans la force ni dans la direction des corps ; que l’un serait aussi inconcevable et aussi déraisonnable que l’autre, et qu’il se faut servir de l’harmonie préétablie pour expliquer l’union de l’âme et du corps.

Ph. Ce n’est pas une chose indigne de notre recherche de voir si

  1. Rohaut, célèbre physicien de l’école de Descartes, né à Amiens, en 1620, mort à Paris, en 1675. Ses principaux ouvrages sont un Traité dephysique (1671, in-4o, et 1682, 2-vol. in-12), et ses Entretiens sur la Philosophie (1671). P. J.