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des idées

d’avoir rendu les hommes si sensibles à ce qui touche si peu les sens, et s’ils ne pouvaient point devenir ambitieux ou avares, il serait difficile, dans l’état présent de la nature humaine, qu’ils pussent devenir assez vertueux et raisonnables pour travailler à leur perfection malgré les plaisirs présents, qui en détournent.

§ 66. Ph. Pour ce qui est des choses bonnes ou mauvaises dans leurs conséquences et par l’aptitude qu’elles ont à nous procurer du bien ou du mal, nous en jugeons en différentes manières, ou lorsque nous jugeons qu’elles ne sont pas capables de nous faire réellement autant de mal qu’elles font effectivement, ou lorsque nous jugeons que, bien que la conséquence soit importante, il n’est pas si assuré que la chose ne puisse être autrement, ou du moins qu’on ne puisse l’éviter par quelques moyens comme par l’industrie, par l’adresse, par un changement de conduite, par la repentance.

Th. Il me semble que si par l’importance de la conséquence on entend celle du conséquent, c’est-à-dire la grandeur du bien ou du mal qui peut suivre, on doit tomber dans l’espèce précédente de faux jugement, où le bien ou mal à venir est mal représenté. Ainsi il ne reste que la seconde espèce de faux jugement dont il s’agit présentement, savoir celle où la conséquence est mise en doute.

Ph. Il serait aisé de montrer en détail que les échappatoires que je viens de toucher sont tout autant de jugements déraisonnables ; mais je me contenterai de remarquer, en général, que c’est agir directement contre la raison que de hasarder un plus grand bien pour un plus petit (ou de s’exposer à la misère pour acquérir un petit bien et pour éviter un petit mal), et cela sur des conjonctures incertaines et avant d’être entré dans un juste examen.

Th. Comme ce sont deux considérations hétérogènes (ou qu’on ne saurait comparer ensemble) que celle de la grandeur de la conséquence et celle de la grandeur du conséquent[1] les moralistes, en les voulant comparer, se sont assez embrouillés, comme il parait par ceux qui ont traité de la probabilité. La vérité est qu’ici comme en d’autres estimes disparates et hétérogènes et pour ainsi dire de plus d’une dimension, la grandeur de ce dont il s’agit est en raison composée de l’une et l’autre estimation, et comme un rectangle où il y a deux considérations, savoir celle de la longueur et celle de la

  1. La grandeur de la conséquence, c’est-à-dire le plus ou moins de probabilités que le bien ou le mal prévus arriveront : la grandeur du conséquent, c’est-à-dire le plus ou moins de bien ou de mal que l’événement doit amener. P. J.