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nouveaux essais sur l’entendement

qui rebute sans qu’on y garde, et qui est plus grande en des personnes élevées-dans la mollesse ou dont le tempérament est flegmatique et en celles qui sont rebutées par l’âge ou par les mauvais succès. Mais, lorsque le désir est assez fort en lui-même pour émouvoir, si rien ne l’empêche, il peut être arrêté par des inclinations contraires, soit qu’elles consistent dans un simple penchant qui est comme l’élément ou le commencement du désir, soit qu’elles aillent jusqu’au désir même. Cependant comme ces inclinations, ces penchants et ces désirs contraires se doivent trouver déjà dans l’âme, elle ne les a pas en son pouvoir, et par conséquent, elle ne pourrait pas résister d’une manière libre et volontaire, où la raison puisse avoir part, si elle n’avait encore un autre moyen qui est celui de détourner l’esprit ailleurs. Mais comment s’aviser de le faire au besoin ; car c’est la le point, surtout quand on est occupé d’une forte passion. Il faut donc que l’esprit soit préparé d’avance et se trouve déjà en train d’aller de pensée en pensée pour ne se pas trop arrêter dans un pas glissant et dangereux. Il est bon pour cela de s’accoutumer de ne penser que comme en passant à certaines choses, pour se mieux conserver les apartés d’esprit. Mais le meilleur est de s’accoutumer à procéder méthodiquement et s’attacher à un train de pensées dont la raison, et non le hasard (c’est-à-dire les impressions insensibles et casuelles) fassent la liaison. Et pour cela, il est bon de s’accoutumer à se recueillir de temps en temps et à s’élever au-dessus du tumulte présent des impressions, à sortir pour ainsi dire de la place où l’on est, à se dire : dic cur hic ? respice finem ; où en sommes-nous ? Oui, venons au propos, venons au fait. Les hommes auraient bien souvent besoin de quelqu’un, établi en titre d’office (comme en avait Philippe, le père d’Alexandre le Grand), qui les interrompit et les rappelât à leur devoir. Mais au défaut d’un tel officier, il est bon que nous soyons stylés à nous rendre cet office nous-mêmes. Or, étant une fois en état d’arrêter l’effet de nos désirs et de nos passions, c’est-à-dire de suspendre l’action, nous pouvons trouver les moyens de les combattre, soit par des désirs ou des inclinations contraires, soit par diversion, c’est-à-dire par des occupations d’une autre nature. C’est par ces méthodes et par ces artifices que nous devenons comme maîtres de nous-mêmes, et que nous pourrons nous faire penser et faire avec le temps ce que nous voudrions vouloir et ce que la raison ordonne. Cependant, c’est toujours par des voies déterminées et jamais sans sujet ou par le principe imaginaire d’une indifférence