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nouveaux essais sur l’entendement

point vu, que l’oreille n’a point entendu et que le cœur de l’homme n’a jamais compris. Mais il se fait en nous de vives impressions de l’un et de l’autre par différentes espèces de satisfaction et de joie, de tourment et de chagrin, que je comprends, pour abréger sous les noms de plaisir et de douleur, qui conviennent l’un et l’autre à l’esprit aussi bien qu’au corps, ou qui, pour parler plus exactement, n’appartiennent qu’à l’esprit, quoique tantôt ils prennent leur origine dans l’esprit à l’occasion de certaines pensées, et tantôt dans le corps et l’occasion de certaines modifications du mouvement (§ 42). Ainsi, le bonheur, pris dans toute son étendue, est le plus grand plaisir dont nous soyons capables, comme la misère, prise de même, est la plus grande douleur que nous puissions sentir. Et le plus bas degré de ce que l’on peut appeler bonheur, c’est cet état où, délivré de toute douleur, on jouit d’une telle mesure de plaisir présent, qu’on ne saurait être content avec moins. Nous appelons bien ce qui est propre à produire en nous du plaisir, et nous appelons mal ce qui est propre à produire en nous de la douleur. Cependant, il arrive souvent que nous ne le nommons pas ainsi, lorsque l’un ou l’autre de ces biens ou de ces maux se trouvent en concurrence avec un plus grand bien ou un plus grand mal.

Th. Je ne sais si le plus grand plaisir est possible. Je croirais plutôt qu’il peut croître à l’infini, car nous ne savons pas jusqu’où nos connaissances et nos organes peuvent être portés dans toute cette éternité qui nous attend. Je croirais donc que le bonheur est un plaisir durable, ce qui ne saurait avoir lieu sans une progression continuelle à de nouveaux plaisirs. Ainsi de deux, dont l’un ira incomparablement plus vite et par de plus grands plaisirs que l’autre, chacun sera heureux en soi-même, quoique leur bonheur soit fort inégal. Le bonheur est donc pour ainsi dire un chemin par des plaisirs ; et le plaisir n’est qu’un pas et un avancement vers le bonheur, le plus court qui se peut faire suivant les présentes impressions, mais non pas toujours le meilleur, comme je l’ai dit vers la fin du § 36. On peut manquer le vrai chemin, en voulant suivre le plus court, comme la pierre allant droit peut rencontrer trop tôt des obstacles qui l’empêchent d’avancer assez vers le centre de la terre. Ce qui fait connaître que c’est la raison et la volonté qui nous mènent vers le bonheur, mais que le sentiment et l’appétit ne nous portent que vers le plaisir. Or, quoique le plaisir ne puisse point recevoir une définition nominale, non plus que la lumière ou la couleur, il en peut pourtant