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nouveaux essais sur l’entendement

car nous avons toujours des objets qui frappent nos yeux ou nos oreilles, et par conséquent l’âme en est touchée aussi, sans que nous y prenions garde, parce que notre attention est bandée à d’autres objets, jusqu’à ce que l’objet devienne assez fort pour l’attirer à soi en redoublant son action ou par quelque autre raison ; c’était comme un sommeil particulier à l’égard de cet objet-là, et ce sommeil devient général lorsque notre attention cesse à l’égard de tous les objets ensemble. C’est aussi un moyen de s’endormir, quand on partage l’attention pour l’affaiblir.

Ph. J’ai appris d’un homme qui, dans sa jeunesse, s’était appliqué à l’étude et avait eu la mémoire assez heureuse, qu’il n’avait jamais eu aucun songe avant d’avoir eu la fièvre, dont il venait d’être guéri dans le temps qu’il me parlait, âgé pour lors de 25 ou 26 ans.

Th. On m’a aussi parlé d’une personne d’étude bien plus avancée en âge, qui n’avait jamais eu aucun songe. Mais ce n’est pas sur les songes seuls qu’il faut fonder la perpétuité de la perception de l’âme, puisque j’ai fait voir comment, même en dormant, elle a quelque perception de ce qui se passe au dehors.

§ 15. Ph. Penser souvent et ne pas conserver un seul moment le souvenir de ce qu’on pense, c’est penser d’une manière inutile.

Th. Toutes les impressions ont leur effet, mais tous les effets ne sont pas toujours notables ; quand je me tourne d’un côté plutôt que d’un autre, c’est bien souvent par un enchaînement de petites impressions dont je ne m’aperçois pas et qui rendent un mouvement un peu plus malaisé que l’autre. Toutes nos actions indélibérées sont des résultats d’un concours de petites perceptions et même nos coutumes et passions, qui ont tant d’influence dans nos délibérations, en viennent ; car ces habitudes naissent peu à peu, et par conséquent, sans les petites perceptions on ne viendrait point à ces dispositions notables. J’ai déjà remarque que celui qui nierait ces effets dans la morale, imiterait des gens mal instruits, qui nient les corpuscules insensibles dans la physique ; et cependant, je crois qu’il y en a parmi ceux qui parlent de la liberté, qui, ne prenant pas garde à ces impressions insensibles, capables de faire pencher la balance, s’imaginent une entière indifférence dans les actions morales comme celle de l’âme de Buridan[1] mi-parti entre deux prés. Et c’est de

  1. Buridan, célèbre scolastique, disciple d’Ockam, vécut dans le xive siècle. On ne sait ni la date de sa naissance ni celle de sa mort. On a de lui des Commentaires sur Aristote.