Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 8, 1838.djvu/68

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Il resta quelque temps sans rien dire, puis il rappela un incident déjà remarqué : « Il est étrange, dit-il, que Bévis ait mieux aimé suivre Jocelin et ce drôle que moi. — Soyez sûr, mon père, que sa sagacité lui a fait découvrir dans cet homme un étranger qu’il se croyait tenu à surveiller de près ; c’est pourquoi il est resté avec Jocelin. — Non, Alice ; il me quitte parce que ma fortune m’a abandonné. Il est un sentiment naturel qui gagne même l’instinct des brutes, et qui les engage à fuir l’infortune. Le daim de ces forêts tourne ses cornes contre le daim de son troupeau lorsqu’il est malade ou blessé ; estropiez un chien, et toute la meute tombera sur lui, le mettra en pièces. Les poissons dévorent ceux de leur espèce que la javeline a percés ; coupez une aile ou une cuisse, une patte à un corbeau, les autres le becquetteront à mort. — Ceci peut être vrai à l’égard des bêtes sauvages, dit Alice ; car toute leur vie est presque une guerre continuelle. Mais le chien abandonne sa propre espèce pour s’attacher à nous ; il oublie pour son maître la compagnie, la nourriture, les plaisirs de ses semblables ; et à coup sûr la fidélité d’un serviteur si dévoué et si obéissant que Bévis mérite en particulier qu’on ne la sonpçonne pas trop légèrement. — Je ne suis pas fâché contre Bévis, Alice ; seulement je suis mécontent. J’ai lu dans des chroniques dignes de foi que, quand Richard II et Henri de Bolingbroke étaient au château de Berkeley, un chien de la même espèce abandonna le roi qu’il avait toujours suivi et s’attacha à Henri qu’il voyait pour la première fois ; Richard prédit sa prochaine disposition en voyant la désertion de son favori. Ce chien fut ensuite placé à Woodstock, et l’on dit que Bévis est de sa race, qui a été soigneusement conservée. Quel malheur dois-je prévoir de sa désertion ?… Je ne sais ; mais j’ai idée qu’elle n’annonce rien de bon. »

On entendit alors dans le lointain un bruit à travers les feuilles sèches, puis des bonds et un galop dans le sentier, et bientôt le chien favori eut rejoint son maître.

« Comparais au plus tôt, vieux coquin, dit Alice avec gaîté, et défends ta réputation qui a été si vivement attaquée en ton absence. » Mais le chien, pour toute caresse, gambada seulement autour d’eux, et repartit sur-le-champ aussi vite qu’il pouvait courir.

« Comment, coquin, dit le chevalier, tu es trop bien élevé, à coup sûr, pour te mettre en chasse sans ordre. » Une minute après, ils aperçurent Phœbé Fleur-de-Mai, qui s’avançait d’un pas léger,