Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 6, 1838.djvu/102

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« Vous me direz que ma carrière militaire dans l’Inde, lorsque j’y suivis mon régiment, me donna quelque satisfaction, et assurément c’est la vérité. Vous me rappellerez aussi que bien qu’ayant trompé les espérances de mes tuteurs, je n’encourus pas leur disgrâce ; que l’évêque, à sa mort, me légua sa bénédiction, ses sermons manuscrits et un portefeuille curieux contenant les portraits des premiers théologiens d’Angleterre, et que mon oncle sir Paul Mannering m’institua seul héritier et légataire de son immense fortune. Tout cela me fut peu utile : je vous dis que j’emporterai au tombeau l’aloès qui empoisonna la coupe de mon existence. Je vous en expliquerai la cause plus en détail que je ne l’ai fait quand j’étais sous votre toit hospitalier. Comme vous pourriez entendre raconter cet événement avec des circonstances différentes et controuvées, je vais le retracer ici moi-même ; mais, je vous en conjure, ne m’entretenez jamais, ni de mes chagrins, ni des causes qui les ont fait naître.

« Sophie, comme vous le savez, me suivit dans l’Inde. Elle était aussi innocente que gaie, mais, malheureusement pour nous deux, aussi gaie qu’innocente. Mes manières étaient en partie formées par les études que j’avais abandonnées, et j’avais des habitudes de retraite qui n’étaient pas tout-à-fait d’accord avec ma situation de commandant d’un régiment, dans ce pays où l’hospitalité est toujours offerte et réclamée par chaque colon du rang de gentleman. Dans un moment de presse extraordinaire (vous savez combien nous avons quelquefois de peine dans les Indes à recruter des Européens), un jeune homme, nommé Brown, joignit notre régiment comme volontaire, et trouvant que le service militaire convenait mieux à son imagination que le commerce, où il était engagé, il resta avec nous en qualité de cadet. Laissez-moi rendre à ma malheureuse victime toute la justice qui lui est due. Il se conduisit avec une telle bravoure dans toutes les occasions qui s’offrirent, que l’on croyait bien que la première commission vacante serait pour lui. Je fus absent quelques semaines pour une expédition éloignée ; à mon retour, je trouvai ce jeune homme établi comme l’ami de la maison, et formant la société assidue de ma femme et de ma fille. Cet arrangement me déplaisait particulièrement, quoiqu’on ne pût trouver rien à reprocher à ses manières et à sa conduite ; et cependant j’aurais pu m’accoutumer à sa familiarité dans ma famille, me réconcilier avec lui, sans les insinuations d’un autre officier. Si vous avez lu en entier la pièce d’Othello,