Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 26, 1838.djvu/450

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sura qu’elle ne sortirait pas, excepté peut-être dans les derniers moments de son agonie.

La prophétie de la garde se vérifia : la pauvre insensée expira sans proférer aucun autre son ; mais nos voyageurs ne furent pas témoins de cette catastrophe ; ils avaient quitté l’hôpital au moment où Jeanie s’était assurée qu’il était impossible d’obtenir de la mourante aucun éclaircissement sur le malheur de sa sœur[1].

  1. En prenant congé de cette pauvre folle, l’auteur fera remarquer ici que la première idée de ce caractère, auquel il fit ensuite de grands changements, lui fut inspirée par celui d’une personne qu’on nommait généralement et qui se donnait elle-même le nom de Fanny l’Insensée, et qui voyageait toujours avec un petit troupeau de moutons. Les détails suivants, qui nous ont été fournis par l’obligeance infatigable de M. Train, contiennent probablement tout ce qu’il est maintenant possible d’apprendre de son histoire, quoique plusieurs personnes, au nombre desquelles se trouve l’auteur, puissent se rappeler d’avoir entendu parler de Fanny dans leur jeunesse.
    « Depuis quelque temps, dit M. Train, mes heures de loisir ont été principalement employées à me procurer des détails sur la folle appelée Fanny l’insensée, qui parcourut toute l’Écosse et l’Angleterre depuis 1767 jusqu’à 1775, et dont l’histoire ressemble tellement à un roman, que j’ai pris toutes les peines possibles pour recueillir toutes les particularités qui pouvaient se rattacher à elle dans les comtés d’Ayr et de Galloway.
    « Lorsque Fanny l’Insensée parut pour la première fois dans le comté d’Ayr, durant l’été de 1709, elle y attira beaucoup l’attention ; car elle était accompagnée de douze ou treize moutons, qui semblaient tous doués de facultés tellement supérieures à la race ordinaire de ces animaux qu’ils excitèrent l’étonnement universel. Elle avait pour chacun un nom différent, auquel ils répondaient quand leur maîtresse les appelait : et de même ils obéissaient de la manière la plus surprenante aux ordres qu’elle jugeait à propos de leur donner. Lorsqu’elle voyageait, elle marchait toujours à la tête de son troupeau, qui la suivait derrière de très-près ; lorsqu’elle se couchait la nuit dans les champs (car elle ne voulait jamais entrer dans une maison), ils se disputaient toujours à qui coucherait le plus près d’elle, de sorte qu’étant ainsi entourée elle était à l’abri du froid. Quand elle essayait de se lever de terre, un vieux bélier, qu’elle appelait Charlie, réclamait toujours le seul privilège de l’aider, poussant de côté tous ceux qui étaient sur son passage jusqu’à ce qu’il arrivât devant sa maîtresse ; il courbait alors la tête presque jusqu’à terre, afin qu’elle pût poser ses mains sur ses cornes, qui étaient très-larges ; il la soulevait ensuite doucement de terre en relevant sa tête. S’il lui arrivait de quitter son troupeau pendant qu’il paissait, aussitôt que les pauvres animaux avaient découvert qu’elle était partie, ils commençaient à bêler d’une manière pitoyable, et ne cessaient leurs plaintes que lorsqu’elle revenait : ils témoignaient alors leur joie en venant se frotter contre sa robe et en bondissant autour d’elle.
    « Fanny l’Insensée, comme d’autres créatures dont l’esprit est aliéné, ne se plaisait pas à se parer ; elle portait sur sa tête un mauvais chapeau rabattu, un vieux plaid sur ses épaules, et tenait toujours à la main une houlette de berger ; elle déclarait souvent que nulle considération ne pourrait la déterminer à se dessaisir d’aucun de ces objets. Lorsqu’on lui demandait pourquoi elle attachait tant de prix à des choses si insignifiantes en apparence, elle racontait quelquefois l’histoire de ses malheurs avec une grande brièveté, telle qu’on va la lire :
    « Je suis la fille unique d’un riche propriétaire du nord de l’Angleterre ; mais j’aimai le berger de mon père, et voilà ce qui a causé ma ruine, car mon père, craignant que sa famille ne fût dégradée par une telle alliance, dans un accès de fureur tira un coup de pistolet à mon amant et le blessa à mort. J’arrivai à temps pour recevoir le dernier adieu du mourant et pour lui fermer les yeux. Il me légua le peu qu’il possédait ; mais je n’acceptai que ses moutons, pour être mes seuls compagnons pendant ma vie, et ce chapeau, ce plaid et cette houlette, que je porterai jusqu’à ce que je descende au tombeau. »
    « Telle est la substance d’une ballade contenant quatre-vingt-quatre vers, et que j’ai copiée dernièrement sous la dictée d’une vieille femme de ces lieux, qui dit l’avoir vue imprimée avec une gravure sur la page du titre représentant Fanny avec son troupeau derrière elle. Comme cette ballade, à ce qu’on prétend, a été composée par Love, auteur du Rêve de Marie, je suis surpris que Tromek n’en ait pas fait mention dans ses Essais sur le Nithsdule et dans son Recueil des chansons de Galloway ; mais peut-être ne l’a-t-il pas jugée digne d’occuper une place dans sa collection, à cause du très-peu de mérite de la composition, que le manque de place m’empêche de transcrire ici. Mais si je croyais que vous ne l’eussiez jamais vue, je saisirais la première occasion de vous l’envoyer.
    « Après avoir fait le tour du Galloway en 1769, pendant que Fanny poursuivait sa marche errante dans les environs de Moffat, pour se rendre à Édimbourg, où j’ai appris qu’elle était aussi très-connue, le vieux Charlie, son bélier favori, vint à entrer dans une basse-cour ; ce que le propriétaire ayant remarqué, il lâcha sur lui un gros chien qui poursuivit le pauvre animal jusqu’à ce qu’épuisé il tomba de lassitude. Ce fut un triste accident pour Fanny, et qui parut renouveler toutes les douleurs qu’elle avait éprouvées à la mort de son amant. Pendant quelques jours, elle ne voulut point se séparer de son vieil ami ; ce fut avec beaucoup de peine qu’elle consentit à ce qu’on l’enterrât ; cependant, désirant payer un tribut à sa mémoire, elle couvrit sa tombe de mousse, et l’entoura d’un petit treillage de joncs, et tous les ans elle revenait dans cet endroit, arrachait les mauvaises herbes qui couvraient la tombe, et réparait le treillage. Ceci ressemble beaucoup à un roman, cependant je crois que c’est un fait réel. Le tombeau de Charlie est encore sacré en ce moment pour les enfants de ce voisinage. C’est peut-être le seul exemple de l’observation de la loi de Kenneth, qui dit : « La tombe qui renferme celui qui a été tué restera intacte pendant sept ans. Que chaque tombeau soit regardé comme sacré, et que personne ne s’avise de les fouler aux pieds. »
    « Pendant les frimas de l’hiver, aussi bien que dans la plus belle saison de l’année, elle continuait le cours de sa vie errante, et aucune prière, aucune offre, aucune promesse, ne purent jamais l’y faire renoncer. Feu le docteur Fullarton de Rosemount, dans les environs d’Ayr, ayant bien connu son père lorsqu’il était en Angleterre, essaya pendant une saison rigoureuse, par tous les moyens possibles, de la retenir quelques jours à Rosemount, jusqu’à ce que le temps devînt plus doux ; mais quand elle se fut un peu reposée, et que son troupeau se fut repu, elle éleva sa houlette en l’air, ce qui était le signal qu’elle donnait à ses moutons quand elle voulait en être suivie, et ils se remirent en marche tous ensemble.
    « Mais l’heure de la fin tragique de Fanny approchait, et on aurait dit que la pauvre créature était impatiente d’arriver au lieu où devait se terminer sa carrière mortelle. Elle se rendit à Glasgow ; et tandis qu’elle traversait cette ville, une foule de polissons, attirés par la singularité de son aspect et la vue de tant de moutons qui lui obéissaient, se mirent à la tourmenter, à lui jouer mille tours, et finirent par l’irriter tellement qu’elle leur jeta de la terre et des briques ; ils se vengèrent si cruellement qu’elle fut tuée à coups de pierres entre Glasgow et Anderston.
    « La crédulité populaire a ajouté plusieurs circonstances superstitieuses à la véritable histoire de celle créature singulière. On dit que le fermier qui avait été cause de la mort de Charlie se noya lui-même, bientôt après, dans un étang, et que la main dont un boucher de Kilmarlok avait frappé un de ses autres moutons se paralysa et se dessécha jusqu’aux os. Dans l’été de 1769, à son passage dans New-Cumnock, un jeune homme du nom de William Forsyth, fils d’un fermier de la même paroisse, la tourmenta tellement qu’elle désira qu’il ne revît pas le jour suivant ; à ces mots il retourna chez lui, et se pendit dans la grange de son père. Je ne doute pas qu’on ne se souvienne encore de beaucoup d’histoires de ce genre dans d’autres cantons qu’elle a parcourus. »
    Voilà ce que dit M. Train. L’auteur ajoutera seulement à cette narration que Fanny l’Insensée et son petit troupeau étaient bien connus des habitants des campagnes.
    En essayant d’introduire un tel caractère dans son roman, l’auteur a senti qu’il s’exposait au risque d’une comparaison avec la folle de Sterne. D’ailleurs la marche du récit aurait été autant retardée par le troupeau de Fanny l’Insensée que la marche nocturne de Don Quichotte le fut par le conte de Sancho sur les chèvres auxquelles on fit traverser la rivière dans un bac.
    L’auteur se permettra d’ajouter que, malgré l’exactitude de son ami M. Train, il y a lieu d’espérer que la violence commise sur Fanny l’Insensée et son petit troupeau ne fut pas portée à une telle extrémité, il n’est dans la narration fait mention d’aucun jugement à ce sujet, ce qui n’aurait pas manqué d’avoir lieu si cet événement s’était passé de la manière dont il est rapporté ; et l’auteur a entendu dire que c’est sur la frontière qu’elle a été vue la dernière fois, et vers la lisière des monts Cheviot, et qu’elle n’avait plus son petit troupeau.