Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 21, 1838.djvu/183

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grises. Il s’occupait activement à fourbir et à nettoyer une large épée à deux mains, d’une forme particulière et plus courte que les armes de ce genre que nous avons décrites comme en usage chez les Suisses. Il était tellement appliqué à son ouvrage, qu’il tressaillit lorsque la porte pesante s’ouvrit avec fracas, et que l’épée lui échappant des mains roula sur le pavé avec un affreux retentissement.

« Ah ! exécuteur des hautes œuvres[1], » dit le chevalier en entrant dans la chambre des tortures, « tu te prépares à remplir tes fonctions ? — Il siérait mal au serviteur de Votre Excellence, » répondit l’homme d’une voix rauque et sourde, « d’être trouvé à ne rien faire. Mais le prisonnier n’est pas loin, comme j’en puis juger par la chute de mon glaive, qui annonce infailliblement la présence de celui qui doit en sentir le tranchant. — Les prisonniers sont ici près, Francis, répliqua le gouverneur ; mais ton présage t’a trompé cette fois. Ce sont des drôles pour qui une bonne corde suffira, et ton épée ne boit que du sang noble. — Tant pis pour Francis Steinernherz, » répondit le fonctionnaire en manteau d’écarlate ; « j’espérais que Votre Excellence, qui a toujours été un bon maître, me ferait noble aujourd’hui. — Noble ! tu es fou… toi noble ! — Et pourquoi non, seigneur Archibald d’Hagenbach ? Je pense que le nom de Francis Steinernherz von Blut-Acker[2], avec un von loyalement et légalement gagné, sonnerait la noblesse aussi bien qu’un autre. Voyons, ne me faites pas ainsi les grands yeux. Si un homme de ma profession remplit son office sur dix personnes de naissance noble, avec le même glaive et avec un seul coup pour chaque patient, n’a-t-il pas droit à l’exemption des taxes et à l’anoblissement par lettres-patentes ? — Ainsi le porte la loi, mais plutôt par dérision que sérieusement, j’imagine, puisqu’il n’est jamais arrivé que personne ait réclamé ce privilège. — Gloire d’autant plus grande pour celui qui sera le premier à demander les honneurs dus à un glaive affilé et à un coup certain. Moi, Francis Steinernherz, je serai le premier noble de ma profession lorsque j’aurai expédié encore un chevalier de l’empire.

  1. Ici l’auteur fabrique un nom dont le sens exprime la profession de l’exécuteur des hautes œuvres. Il l’appelle Scharfrichter, mot qui en allemand veut dire bourreau, et qui se compose de scharf, tranchant, et de richter, juge ; c’est-à-dire juge tranchant. a. m.
  2. Expressions allemandes : Francis pour François ; Steinernherz, cœur de pierre ; von, de ; blut, sang ; acker, champ : ce qui revient à cette phrase : François-Cœur-de-Pierre de Champ-de-Sang. a. m.