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clarai que, d’après ma propre expérience, j’étais disposé à abandonner Benjie comme un vrai suppôt de Satan. Josué Geddes se mit à censurer ma phrase comme beaucoup trop exagérée, et tout à fait inconvenante dans la bouche d’une personne réfléchie. À l’instant même où je m’en excusais, alléguant que c’était une manière de parler, nous entendîmes, de l’autre côté du ruisseau, certain bruit indiquant que Salomon et Benjie ne faisaient pas bon ménage. Les éminences de sable derrière lesquelles Benjie avait dirigé sa course nous avaient empêchés, comme c’était sans doute son intention, de le voir monter sur la selle défendue ; et ayant mis Salomon au galop, ce que le quaker exigeait rarement de l’animal, ils avaient ainsi cheminé ensemble en grande amitié, jusqu’au moment où ils approchèrent du gué que le légitime propriétaire du palefroi n’avait point osé traverser.

Là, une divergence d’opinion s’établit entre le cheval et le cavalier. Celui-ci, fidèle à ses instructions, tâchait de diriger Salomon vers le pont de pierre ; mais Salomon pensait que le gué était le plus court chemin pour retourner à son écurie. Le point fut vivement contesté, et nous entendîmes Benjie siffler, jurer, et surtout fouetter avec beaucoup d’énergie, tandis que Salomon, docile à ses vieilles habitudes, mais forcé de perdre alors patience, faisait force sauts et cabrioles ; et c’était ce double vacarme que nous entendions, avant qu’il nous fût possible d’en voir la cause, quoique Josué ne la devinât que trop bien.

Alarmé par ces indices, le bon quaker se mit à crier : « Benjie ! — Oh ! le misérable ! — Salomon ! — Oh ! le fou ! » Tout à coup le couple se montra au grand galop ; car Salomon avait obtenu décidément l’avantage dans la lutte, et entraînait malgré lui son cavalier dans la partie la plus profonde du gué. Jamais colère ne se changea si vite en crainte dictée par l’humanité, que celle de mon digne compagnon. « Le misérable va se noyer ! s’écria-t-il. Un fils de veuve ! — Son fils unique ! — se noyer ! — Laissez-moi aller… » Et il se débattait de toutes ses forces contre moi qui le retenais, pour s’élancer dans la rivière.

Je n’avais aucune inquiétude pour Benjie ; car le petit polisson, quoiqu’il fût incapable de conduire le cheval récalcitrant, se tenait en selle comme un singe. Salomon et Benjie passèrent le gué sans accident et reprirent leur galop sur l’autre rive.

Il était impossible de décider si en cette dernière occasion Benjie s’enfuyait avec Salomon ou Salomon avec Benjie ; mais, à en