Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 18, 1838.djvu/205

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qui trahissait un secret sentiment de triomphe ; car, dans le fait, le jeune comte avait une assez haute idée de l’influence qu’il croyait exercer sur le beau sexe.

Pendant ce temps, la lettre donnait aux pensées de Peveril un cours bien différent de celui que son ami présumait. Elle était de la main d’Alice et contenait le peu de mots qui suivent :

« Je crains bien que ce que je vais faire ne soit mal ; mais il faut absolument que je vous voie. Trouvez-vous à midi à la pierre Goddard-Crovan, et le plus secrètement que vous pourrez. »

La lettre n’était signée que des initiales A B ; mais Julien reconnut sans peine l’écriture, qu’il avait vue souvent et qui était fort belle. Il resta un moment indécis, car il vit combien il était peu facile et peu convenable de s’éloigner de la comtesse et de son ami lorsqu’ils se trouvaient exposés à un péril imminent ; et d’un autre côté, il n’y avait pas moyen de songer à manquer le rendez-vous. Cette perplexité le tenait immobile et muet.

« Devinerai-je votre énigme ? demanda le comte. Allez où l’amour vous appelle. Je me charge de vous excuser auprès de ma mère. Seulement, austère anachorète, soyez à l’avenir plus indulgent que vous ne l’avez été jusqu’ici pour les faiblesses des autres, et ne blasphémez plus contre le pouvoir du petit dieu. — Mais… cousin Derby… » dit Peveril ; et il n’acheva pas, car il ne savait réellement que dire. Garanti par une passion vertueuse de l’influence corruptrice du temps, il avait vu avec regret son noble parent se livrer à des écarts qu’il désapprouvait sincèrement, et parfois il avait joué le rôle de censeur. Les circonstances semblaient dans ce moment donner au comte le droit de prendre sa revanche. Il tint ses regards fixés sur Julien, comme s’il eût attendu la fin de sa phrase, puis il s’écria :

« Quoi ! cousin ?… ô très-judicieux Julien, très-sage Peveril ; avez-vous tellement épuisé votre sagesse en ma faveur, qu’il ne vous en reste plus pour vous-même ? Allons, soyez franc ; dites-moi le nom, la demeure, ou bien seulement la couleur des yeux de cette beauté incomparable, d’elle enfin ! Allons, Julien, que j’aie le plaisir au moins de t’entendre dire : « J’aime ! » Avouez que vous avez aussi une légère dose de la fragilité humaine ; conjuguez avec moi le verbe amo, et je vous promets d’être le maître le plus indulgent, et je vous accorderai, comme le père Richard avait coutume de dire, lorsque nous étions sous sa férule, licentia exeundi. — Exercez votre joyeuse humeur à mes dépens, milord.