Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 18, 1838.djvu/158

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constance, comme en beaucoup d’autres, à ne considérer que fort légèrement ce qui était le plus convenable. Elle n’agit cependant pas sans quelque précaution. Elle savait très-bien qu’elle devait se mettre en garde non seulement contre l’envie qui pouvait revenir à mistress Christian de reprendre la surveillance de sa nièce, mais encore contre l’arrivée soudaine du major Bridgenorth qui ne manquait jamais de venir une fois par an à Black-Fort, au moment où on l’attendait le moins, et d’y rester quelques jours. Dame Debbitch exigea donc de Julien que ses visites fussent rares et qu’il consentît à passer pour un de ses parents aux yeux des deux servantes et d’un jeune garçon qui composaient toute leur maison. Il fut convenu en outre qu’il paraîtrait toujours sous l’habit de pécheur, vêtu de simple loughtan, c’est-à-dire, d’une espèce d’étoffe de laine du pays, qui est naturellement de la couleur du buffle et qui n’est susceptible d’aucune teinture. Elle pensait qu’au moyen de ces précautions, les visites de Julien à Black-Fort n’attireraient nullement l’attention, ou du moins qu’on n’y attacherait aucune importance, tandis qu’elles procureraient quelque distraction à son élève ainsi qu’à elle-même.

C’est ce qui arriva pendant les premiers temps de cette liaison, lorsque Julien n’était encore qu’un jeune adolescent et Alice une petite fille de deux ou trois ans plus jeune. Mais l’adolescent devint un jeune homme, et la petite fille une femme ; et mistress Deborah elle-même eut assez de jugement pour apercevoir le danger qu’offrait la continuation d’une pareille intimité. Elle saisit une occasion de révéler entièrement à Julien ce qu’était miss Bridgenorth ; et de lui faire connaître par quelles circonstances la discorde s’était mise entre leurs deux pères. Il écouta ce récit avec intérêt et surprise. N’ayant habité que par intervalles le château de Martindale, jamais il ne lui était arrivé d’entendre parler de ces divisions entre sir Geoffrey et Bridgenorth. Son imagination s’enflamma au récit de cette singulière histoire ; et, loin de se soumettre aux sages remontrances de Deborah et de s’éloigner insensiblement de Black-Fort, il déclara sans hésiter qu’il regardait sa rencontre avec Alice comme une manifestation de la volonté du ciel, qui les destinait probablement l’un à l’autre en dépit de tous les obstacles que la passion et les préjugés pourraient élever entre eux. Ils avaient été compagnons d’enfance, et il ne lui avait fallu qu’un léger effort de mémoire pour se rappeler le chagrin que lui avait causé la disparition subite et inattendue