Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 15, 1838.djvu/264

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Au milieu de ce flux de prospérités, ce favori de la fortune et de la reine était probablement l’homme le plus malheureux du royaume qui paraissait lui être soumis. Il avait sur ses amis et ses serviteurs la supériorité du roi des génies, et il voyait beaucoup de choses qu’ils ne pouvaient voir. Le caractère de sa maîtresse lui était parfaitement connu ; c’était la profonde et minutieuse étude qu’il avait faite de ses goûts, aussi bien que de ses nobles qualités, qui, jointe à la puissance de ses facultés intellectuelles et à l’éclat de ses avantages extérieurs, l’avait élevé aussi haut dans sa faveur ; mais c’était aussi cette même connaissance de son caractère qui lui faisait craindre à chaque instant une disgrâce soudaine et accablante. Leicester était dans la position d’un pilote, muni d’une carte qui lui révèle tous les détails de sa navigation, mais qui lui montre tant d’écueils, de brisants, de récifs et de rochers, qu’il ne retire guère d’autre avantage de l’observer, que la triste conviction qu’un miracle seul pourra le faire échapper à sa perte.

Dans le fait, la reine offrait l’étrange assemblage de la raison la plus mâle et de toutes les faiblesses qui sont regardées comme l’attribut particulier du sexe féminin. Ses sujets avaient tout le profit de ses vertus, qui l’emportaient de beaucoup sur ses faiblesses ; mais les courtisans et ceux qui approchaient de sa personne avaient souvent à essuyer les caprices les plus bizarres et les boutades de son humeur jalouse et despotique. Elle était la mère nourricière de son peuple, mais elle était aussi la véritable fille de Henri VIII ; et quoique les souffrances de sa jeunesse et une excellente éducation eussent réprimé et modifié le caractère altier qu’elle tenait de ce monarque indomptable[1], elles n’avaient pu cependant parvenir à le détruire entièrement. Son esprit, dit son spirituel filleul, sir John Harrington[2], qui avait éprouvé toutes les alternatives de sa bonne et de sa mauvaise humeur, était souvent comme la brise caressante qui vient de l’occident par une matinée d’été, il était doux et frais pour tout ce qui l’environnait. Sa parole gagnait tous les cœurs. Mais en même temps il s’opérait un tel changement en elle quand on lui désobéissait, qu’il était aisé de reconnaître de qui elle était fille. Son sourire était comme un rayon de soleil dont chacun se disputait la bénigne chaleur ; mais bientôt après, au sein d’un amas soudain de nuages, éclatait la tempête, et le tonnerre tombait, d’une manière épouvantable, sur tous indistinctement.

  1. Hard-ruled. Le véritable mot serait indominable, si ce mot était français. a. m.
  2. Nugæ antiquæ (Vol. Ier, pages 335, 336), Recueil de John Harrington. a. m.