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De noirs Escurials, mystérieux granits,
Et de bleus océans, visibles infinis.
Donc, sans t’en rapporter à son image ronde,
Par toi-même connais la figure du monde. »
Tout bas à mon oreille ainsi la voix chantait,
Et le désir ému dans mon cœur palpitait.

Comme au jour du départ on voit parmi les nues
Tournoyer et crier une troupe de grues,
Mes rêves palpitants, prêts à prendre leur vol,
Tournoyaient dans les airs et dédaignaient le sol ;
Au colombier, le soir, ils rentraient à grand’peine,
Et, des hôtes pensifs qui hantent l’âme humaine,
Il ne s’asseyait plus à mon triste foyer
Que l’ennui, ce fâcheux qu’on ne peut renvoyer !

L’amour aux longs tourments, aux plaisirs éphémères,
L’art et la fantaisie aux fertiles chimères,
L’entretien des amis et les chers compagnons
Intimes dont souvent on ignore les noms,
La famille sincère où l’âme se repose,
Ne pouvaient plus suffire à mon esprit morose ;
Et sur l’âpre rocher où descend le vautour
Je me rongeais le foie en attendant le jour.
Je sentais le désir d’être absent de moi-même ;
Loin de ceux que je hais et loin de ceux que j’aime,
Sur une terre vierge et sous un ciel nouveau,
Je voulais écouter mon cœur et mon cerveau,
Et savoir, fatigué de stériles études,
Quels baumes contenait l’urne des solitudes,
Quels mots balbutiait, avec ses bruits confus,
Dans la rumeur des flots et des arbres touffus,
La nature, ce livre où la plume divine
Écrit le grand secret que nul œil ne devine !