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PENSÉES.

moque de l’éloquence ; la vraie morale se moque de la morale, c’est-à-dire que la morale du jugement se moque de la morale de l’esprit — qui[1] est sans règles.

Car le jugement est celui à qui appartient le sentiment, comme les sciences appartiennent à l’esprit[2] ; la finesse est la part du jugement, la géométrie est celle[3] de l’esprit.

Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher[4].

  1. Il est dans le sens du fragment que la morale sans règles soit celle du jugement et non celle de l’esprit : on est ainsi conduit à rapporter, avec Havet, qui à la morale du jugement. Mais en rapprochant ce fragment du fragment suivant, on entrevoit une autre explication, que M. Cahen a fort heureusement présentée (Société des humanistes français, n° 9, séance du 8 janvier 1896) : « règle veut dire non pas prescription » (comme dans le passage de Méré qui est cité dans notre dernière note à ce fragment), « mais norme, principe régulateur, échelle, point de repère », le port qui s’oppose au dérèglement (fr. 382). La difficulté, signalée par M. Cahen lui-même, est que cette interprétation conviendrait bien mieux à règle au singulier qu’au pluriel employé ici par Pascal. À moins d’introduire dans le texte une substitution qui n’est pas autorisée par l’état du manuscrit, il convient donc de s’en tenir à l’interprétation d’Havet qui nous semble d’ailleurs convenir à l’allure générale du fragment.
  2. Cette opposition de l’esprit et du sentiment est conforme au vocabulaire de Méré : « L’esprit fait plus de réflexions que le sentiment, et d’une manière plus pure et plus distincte. » (De l’Esprit, p. 43.)
  3. Est celle en surcharge.
  4. Montaigne : « Un ancien, à qui on reprochoit qu’il faisoit profession de la philosophie, de laquelle pourtant en son iugement il ne tenoit pas grand compte, respondit que « Cela c’estoit vrayement philosopher ». (Apol.) — L’opposition de l’intuition ou jugement et de la déduction ou esprit, se poursuit ici et se précise : le jugement devient le sentiment qui est la vie et la vérité, tandis que le raisonnement reste dans l’artificiel et dans l’abstrait. Il y a dans l’éloquence autre chose que la rhétorique d’Aristote, dans la morale autre chose que les divi-