Page:Œuvres de Blaise Pascal, XII.djvu/124

Cette page n’a pas encore été corrigée

construire une science du bonheur, qu’elle aura le droit de faire fond sur des principes stables et droits, d’où elle déduira des conséquences assurées ; les hommes devront à la raison de connaître le chemin du bonheur. Il y aurait ainsi une vérité morale qui, sans être absolument rationnelle, serait du moins analogue à la vérité d’ordre géométrique ou d’ordre physique ; l’ « art d’agréer » serait aussi accessible que l’art de démontrer. Mais cela n’est pas : la notion du bonheur est impossible à fixer, elle se résout dans une expérience du plaisir qui est essentiellement diversité[1]. Le plaisir varie avec les individus ; pour chaque individu même il change avec les années, avec les heures, avec les minutes. Rien n’arrête la « volubilité » de notre esprit, ou l’inconstance de notre volonté. En vain essaierons-nous de cacher sous le nom de sentiment les contradictions et la fragilité de notre être intime. Nul n’a condamné, avec plus de netteté que Pascal, cette philosophie du sentiment dont on a voulu qu’il fût un précurseur : « Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. Mais la fantaisie est semblable et contraire[1] au sentiment, de sorte qu’on ne peut distinguer entre ces contraires. L’un dit que mon sentiment est fantaisie, l’autre que sa fantaisie est sentiment. Il faudrait avoir une règle. La raison s’offre, mais elle est ployable à tous sens ; et ainsi il n’y en a point[2] ». La raison ne saurait donc échapper à la conscience de sa propre dégradation. Tous les principes auxquels l’homme la soumet ne sont que les résultats de la coutume ou les fantômes de l’imagination. Aussi, lorsque la raison tente de les justifier, se figurant augmenter son empire, il arrive qu’elle ne fait

  1. a et b Cf. fr. 110 sqq.
  2. Fr. 274.