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DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR

Un amour ferme et solide commence tousjour par l'éloquence d'action ; les yeux y ont la meilleure part. Neantmoins il faut deviner, mais bien deviner.

Quand deux personnes sont de mesme sentiment, ils ne devinent point, ou du moins il y en a une qui[1] devine ce que veut dire l'autre sans que cet autre l'entende ou qu'il ose l'entendre.

Quand nous aymons, nous paroissons à nous mesmes tout autres que nous n'estions auparavant. Ainsi nous nous imaginons que tout le monde s'en aperceoit; cependant il n'y a rien de si faux. Mais parce que la raison a sa veuë bornée par la passion, l'on ne peut s'asseurer, et l'on est tousjours dans la défiance.

Quand l'on ayme, on se persuade que l'on decouvriroit la passion d'un autre : ainsy l'on a peur.

Tant plus le chemin est long dans l'amour, tant plus un esprit délicat sent de plaisir [2].

Il y a de certains esprits à qui il faut donner long temps des espérances, et ce sont les délicats. Il y en a d'autres qui ne peuvent pas résister longtemps aux difficultez, et ce sont les plus grossiers. Les premiers ayment plus long temps et avec plus d'agrément; les autres ayment plus vite, avec plus de liberté, et finissent bien tost.

  1. G : entend.
  2. Cette réflexion pourrait être l'épigraphe des interminables romans du temps, comme ceux de Mlle de Scudéry, et elle en explique le succès.