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DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR

aymer. Cela se fait sans que l'on y pense ; l'esprit s'y porte de soy mesme ; la nature le veut ; elle le commande. Il faut pourtant avouer que c'est une misérable suitte de la nature humaine, et que l'on seroit plus heureux si l'on n'estoit point obligé de changer de pensée ; mais il n'y a point de remède[1].

Le plaisir d'aymer sans l'oser dire a ses[2] épines; mais aussy il a ses douceurs. Dans quel transport n'est-on point de former touttes ses actions dans la veuë de plaire à une personne que l'on estime infiniment? L'on s'estudie tous les jours pour trouver les moyens de se descouvrir, et l'on y employé autant de temps que si l'on devoit entretenir celle que l'on ayme. Les yeux s'allument et s'esteignent dans un mesme moment ; et quoy que l'on nevoye pas manifestement que celle qui cause tout ce desordre y prenne garde, l'on a neantmoins la satisfaction de sentir[3] tous ces remuements pour une personne qui le mérite si bien. L'on voudroit avoir[4] cent langues

  1. Cette impossibilité de penser constamment à une même chose, la mobilité nécessaire de l'âme humaine, ce sont des traits que Pascal n'oubliera pas plus tard lorsqu'il décrira la misère essentielle de l'homme. La Rochefoucauld a, dans une réflexion subtile, essayé de montrer comment inconstance et constance se trouvent unies dans le cœur de l'homme : « La constance en amour est une inconstance perpétuelle, qui fait que notre cœur s'attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons, donnant tantôt la préférence à l'une, tantôt à l'autre : de sorte que cette constance n'est qu'une inconstance arrêtée et renfermée dans un même sujet. »
  2. C : peines.
  3. G : omet tous.
  4. G : omet cent.