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BLAISE PASCAL

C’est ainsy qu’il faisoit voir qu’il aymoit sans attache, et nous en avions eu encore une preuve dans la mort de mon pere, pour lequel il avoit sans doute tous les sentiments que doit avoir un fils reconnoissant pour un pere bien affectionné ; car nous voions dans la lettre qu’il escrivoit sur le sujet de sa mort, que si la nature fut touchée, la raison prit bien tost le dessus ; et que, considerant cet evenement dans les lumieres de la foy, son ame en fut attendrie, non pas pour pleurer mon pere qu’il avoit perdu pour la terre, mais pour le regarder en Jesus Christ en qui il l’avoit gagné pour le ciel.

Il distinguoit deux sortes de tendresse, l’une sensible, l’autre raisonnable, avouant que la premiere estoit de peu d’utilité dans l’usage du monde, il disoit pourtant que le merite n’y avoit point de part et que les honnestes gens ne doivent estimer que la tendresse raisonnable qu’il faisoit ainsy consister à prendre part à tout ce qui arrive à nos amis en toutes les manieres que la raison veut que nous y prenions part, aux despens de nostre bien, de nostre commodité, de nostre liberté, et mesme de nostre vie, si c’est un sujet qui le merite ; et qu’il le merite tousjours, s’il s’agit de le servir pour Dieu qui doit estre l’unique fin de la tendresse des Chrestiens.

« Un cœur est dur, disoit-il, quand il connoist les interests du prochain, et qu’il resiste à l’obligation qui le presse d’y prendre part ; et au contraire un cœur est tendre quand tous les interests du prochain entrent en luy facilement, pour ainsi dire, par tous les sentiments que la raison veut que l’on ait les uns pour les autres en semblables rencontres ; qui se rejouit quand il faut se rejouir ; qui s’afflige quand il faut s’affliger. » Mais il ajoutoit que la tendresse ne peut estre parfaite que lors que la raison est esclairée de la foy et qu’elle nous fait agir par les