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tu as respiré ; tu pénètres toute ma substance : que ton séjour est brûlant et douloureux pour moi ! Il est terrible à mon impatience. O viens, vole, ou je suis perdu.

Quel bonheur d’avoir trouvé de l’encre et du papier ! J’exprime ce que je sens pour en tempérer l’excès ; je donne le change à mes transports en les décrivant.

Il me semble entendre du bruit ; serait-ce ton barbare père ? Je ne crois pas être lâche… Mais qu’en ce moment la mort me serait horrible ! Mon désespoir serait égal à l’ardeur qui me consume. Ciel, je te demande encore une heure de vie, et j’abandonne le reste de mon être à ta rigueur. O désirs ! ô craintes ! ô palpitations cruelles !… On ouvre !… on entre !… c’est elle ! c’est elle ! je l’entrevois, je l’ai vue, j’entends refermer la porte. Mon cœur, mon faible cœur, tu succombes à tant d’agitations ; ah ! cherche des forces pour supporter la félicité qui t’accable !

Lettre LV à Julie

Oh ! mourons, ma douce amie ! mourons, la bien-aimée de mon cœur ! Que faire désormais d’une jeunesse insipide dont nous avons épuisé toutes les délices ? Explique-moi, si tu le peux, ce que j’ai senti dans cette nuit inconcevable ; donne-moi l’idée d’une vie ainsi passée, ou laisse-m’en quitter une qui n’a plus rien de ce que je viens d’éprouver avec toi. J’avais goûté le plaisir, et croyais concevoir le bonheur. Ah ! je n’avais senti qu’un vain songe, et n’imaginais que le bonheur d’un enfant. Mes sens abusaient mon âme grossière ; je ne cherchais qu’en eux le bien suprême, et j’ai trouvé que leurs plaisirs épuisés n’étaient que le commencement des miens. O chef-d’œuvre unique de la nature ! divine Julie ! possession délicieuse à laquelle tous les transports du plus ardent amour suffisent à peine ! Non, ce ne sont point ces transports que je regrette le plus. Ah ! non, retire, s’il le faut, ces faveurs enivrantes pour lesquelles je donnerais mille vies ; mais rends-moi tout ce qui n’était point elles, et les effaçait mille fois. Rends-moi cette étroite union des âmes que tu m’avais annoncée, et que tu m’as si bien fait goûter ; rends-moi cet abattement si doux rempli par les effusions de nos cœurs : rends-moi ce sommeil enchanteur trouvé sur ton sein ; rends-moi ce réveil plus délicieux encore, et ces soupirs entrecoupés, et ces douces larmes, et ces baisers qu’une voluptueuse langueur nous faisait lentement savourer, et ces gémissements si tendres durant lesquels tu pressais sur ton cœur ce cœur fait pour s’unir à lui.

Dis-moi, Julie, toi qui, d’après ta propre sensibilité, sais si bien juger de celle d’autrui, crois-tu que ce que je sentais auparavant fût véritablement de l’amour ? Mes sentiments, n’en doute pas, ont depuis hier changé de nature ; ils ont pris je ne sais quoi de moins impétueux, mais de plus doux, de plus tendre et de plus charmant. Te souvient-il de cette heure entière que nous passâmes à parler paisiblement de notre amour et de cet avenir obscur et redoutable par qui le présent nous était encore plus sensible ; de cette heure, hélas ! trop courte, dont une légère empreinte de tristesse rendit les entretiens si touchants ? J’étais tranquille, et pourtant j’étais près de toi : je t’adorais et ne désirais rien ; je n’imaginais pas même une autre félicité que de sentir ainsi ton visage auprès du mien, ta respiration sur ma joue, et ton bras autour de mon cou. Quel calme dans tous mes sens ! Quelle volupté pure, continue, universelle ! Le charme de la jouissance était dans l’âme ; il n’en sortait plus, il durait toujours. Quelle différence des fureurs de l’amour à une situation si paisible ! C’est la première fois de mes jours que je l’ai éprouvée auprès de toi ; et cependant, juge du changement étrange que j’éprouve, c’est de toutes les heures de ma vie celle qui m’est la plus chère, et la seule que j’aurais voulu prolonger éternellement. Julie, dis-moi donc si je ne t’aimais point auparavant, ou si maintenant je ne t’aime plus.

Si je ne t’aime plus ? Quel doute ! Ai-je donc cessé d’exister ? et ma vie n’est-elle pas plus dans ton cœur que dans le mien ? Je sens, je