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par le cristal des fontaines ; et, comme dit ton bon Plutarque, en calmant les ardeurs de Bacchus par le commerce des nymphes.

A propos du concert de mardi, cet étourdi de Regianino ne s’est-il pas mis dans la tête que j’y pourrais déjà chanter un air italien et même un duo avec lui ? Il voulait que je le chantasse avec toi pour mettre ensemble ses deux écoliers ; mais il y a dans ce duo de certains ben mio dangereux à dire sous les yeux d’une mère quand le cœur est de la partie ; il vaut mieux renvoyer cet essai au premier concert qui se fera chez l’inséparable. J’attribue la facilité avec laquelle j’ai pris le goût de cette musique à celui que mon frère m’avait donné pour la poésie italienne, et que j’ai si bien entretenu avec toi, que je sens aisément la cadence des vers, et qu’au dire de Regianino j’en prends assez bien l’accent. Je commence chaque leçon par lire quelques octaves du Tasse ou quelques scènes du Métastase ; ensuite il me fait dire et accompagner du récitatif ; et je crois continuer de parler ou de lire, ce qui sûrement ne m’arrivait pas dans le récitatif français. Après cela il faut soutenir en mesure des sons égaux et justes ; exercice que les éclats auxquels j’étais accoutumée me rendent assez difficile. Enfin nous passons aux airs ; et il se trouve que la justesse et la flexibilité de la voix, l’expression pathétique, les sons renforcés, et tous les passages, sont un effet naturel de la douceur du chant et de la précision de la mesure ; de sorte que ce qui me paraissait le plus difficile à apprendre n’a pas même besoin d’être enseigné. Le caractère de la mélodie a tant de rapport au ton de la langue et une si grande pureté de modulation, qu’il ne faut qu’écouter la basse et savoir parler pour déchiffrer aisément le chant. Toutes les passions y ont des expressions aiguës et fortes ; tout au contraire de l’accent traînant et pénible du chant français, le sien, toujours doux et facile, mais vif et touchant, dit beaucoup avec peu d’effort. Enfin je sens que cette musique agite l’âme et repose la poitrine ; c’est précisément celle qu’il faut à mon cœur et à mes poumons. A mardi donc, mon aimable ami, mon maître, mon pénitent, mon apôtre : hélas ! que ne m’es-tu point ? Pourquoi faut-il qu’un seul titre manque à tant de droits ?

P.-S. ─ Sais-tu qu’il est question d’une jolie promenade sur l’eau, pareille à celle que nous fîmes il y a deux ans avec la pauvre Chaillot ? Que mon rusé maître était timide alors ! Qu’il tremblait en me donnant la main pour sortir du bateau ! Ah ! l’hypocrite !… il a beaucoup changé.

Lettre LIII de Julie

Ainsi tout déconcerte nos projets, tout trompe notre attente, tout trahit des feux que le ciel eût dû couronner ! Vils jouets d’une aveugle fortune, tristes victimes d’un moquer espoir, toucherons-nous sans cesse au plaisir qui fuit, sans jamais l’atteindre ? Cette noce trop vainement désirée devait se faire à Clarens ; le mauvais temps nous contrarie, il faut la faire à la ville. Nous devions nous y ménager une entrevue ; tous deux obsédés d’importuns, nous ne pouvons leur échapper en même temps, et le moment où l’un des deux se dérobe est celui où il est impossible à l’autre de le joindre ! Enfin un favorable instant se présente ; la plus cruelle des mères vient nous l’arracher ; et peu s’en faut que cet instant ne soit celui de la perte de deux infortunés qu’il devait rendre heureux ! Loin de rebuter mon courage, tant d’obstacles l’ont irrité ; je ne sais quelle nouvelle force m’anime, mais je me sens une hardiesse que je n’eus jamais ; et, si tu l’oses partager, ce soir, ce soir même peut acquitter mes promesses, et payer d’une seule fois toutes les dettes de l’amour.

Consulte-toi bien, mon ami, et vois jusqu’à quel point il t’est doux de vivre ; car l’expédient que je te propose peut nous mener tous deux à la mort. Si tu la crains, n’achève point cette lettre ; mais si la pointe d’une épée n’effraye pas plus aujourd’hui ton cœur que ne l’effrayaient jadis les gouffres de Meillerie, le mien court le même risque et n’a pas balancé. Ecoute.

Babi, qui couche ordinairement dans ma chambre, est malade depuis trois jours ; et, quoique je voulusse absolument la soigner, on l’a transportée ailleurs malgré moi : mais, comme elle est mieux, peut-être elle reviendra