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sont levés, mais les miens viennent. Ils n’en sont pas encore où ils pensent : il faut que chacun ait son tour.

Un matin qu’ils ne se sont vus depuis deux jours, j’entre dans la chambre d’Émile une lettre à la main, et je lui dis en le regardant fixement : Que feriez-vous si l’on vous apprenait que Sophie est morte ? Il fait grand cri, se lève en frappant des mains, et, sans dire un seul mot, me regarde d’un œil égaré. Répondez donc, poursuis-je avec la même tranquillité. Alors, irrité de mon sang-froid, il s’approche, les yeux enflammés de colère ; et, s’arrêtant dans une attitude presque menaçante : Ce que je ferais ?... je n’en sais rien ; mais ce que je sais, c’est que je ne reverrais de ma vie celui qui me l’aurait appris. Rassurez vous, répondis-je en souriant : elle vit, elle se porte bien, elle pense à vous, et nous sommes attendus ce soir. Mais allons faire un tour de promenade, et nous causerons.

La passion dont il est préoccupé ne lui permet plus de se livrer, comme auparavant, à des entretiens purement raisonnés : il faut l’intéresser par cette passion même à se rendre attentif à mes leçons. C’est ce que j’ai fait par ce terrible préambule ; je suis bien sûr maintenant qu’il m’écoutera.

« Il faut être heureux, cher Émile : c’est la fin de tout être sensible ; c’est le premier désir que nous imprima la nature, et le seul qui ne nous quitte jamais. Mais où est le bonheur ? qui le sait ? Chacun le cherche, et nul ne le trouve. On use la vie à le poursuivre et l’on meurt sans l’avoir atteint. Mon jeune ami, quand à ta naissance je te pris dans mes bras, et qu’attestant l’Etre suprême de l’engagement que j’osai contracter, je vouai mes jours au bonheur des tiens, savais-je moi-même à quoi je m’engageais ? Non : je savais seulement qu’en te rendant heureux j’étais sûr de l’être. En faisant pour toi cette utile recherche, je la rendais commune à tous deux.

« Tant que nous ignorons ce que nous devons faire, la sagesse consiste à rester dans l’inaction. C’est de toutes les maximes celle dont l’homme a le plus grand besoin, et celle qu’il sait le moins suivre. Chercher le bonheur sans savoir où il est, c’est s’exposer à le fuir, c’est courir autant de risques contraires qu’il y a de routes pour s’égarer. Mais il n’appartient pas à tout le monde de savoir ne point agir. Dans l’inquiétude où nous tient l’ardeur du bien-être, nous aimons mieux nous tromper à le poursuivre, que de ne rien faire pour le chercher : et, sortis une foi de la place où nous pouvons le connaître, nous n’y savons plus revenir.

« Avec la même ignorance j’essayai d’éviter la même faute. En prenant soin de toi, je résolus de ne pas faire un pas inutile et de t’empêcher d’en faire. Je me tins dans la route de la nature, en attendant qu’elle me montrât celle du bonheur. Il s’est trouvé qu’elle était la même, et qu’en n’y pensant pas je l’avais suivie.

Sois mon témoin, sois mon juge ; je ne te récuserai jamais. Tes premiers ans n’ont pas été sacrifiés à ceux qui les doivent suivre ; tu as joui de tous les biens que la nature t’avait donnés. Des maux auxquels elle t’assujettit, et dont j’ai pu te garantir, tu n’as senti que ceux qui pouvaient t’endurcir aux autres. Tu n’en as jamais souffert aucun que pour en éviter un plus grand. Tu n’as connu ni la haine, ni l’esclavage. Libre et content, tu es resté juste et bon ; car la peine et le vice son inséparables, et jamais l’homme ne devient méchant que lorsqu’il est malheureux. Puisse le souvenir de ton enfance se prolonger jusqu’à tes vieux jours ! Je ne crains pas que jamais ton bon cœur se la rappelle sans donner quelques bénédictions à la main qui la gouverna.

« Quand tu es entré dans l’âge de raison, je t’ai garanti de l’opinion des hommes ; quand ton cœur est devenu sensible, je t’ai préservé de l’empire des passions. Si j’avais pu prolonger ce calme intérieur jusqu’à la fin de ta vie, j’aurais mis mon ouvrage en sûreté, et tu serais toujours heureux autant qu’un homme peut l’être ; mais, cher Émile, j’ai eu beau tremper ton âme dans le Styx, je n’ai pu la rendre partout invulnérable ; il s’élève un nouvel ennemi que tu n’as pas encore appris à vaincre, et dont je n’ai pu te sauver. Cet ennemi, c’est toi-même. La nature et la fortune t’avaient laissé libre. Tu pouvais endurer la misère ; tu pouvais supporter les douleurs du corps, celles de l’âme t’étaient