Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/693

Cette page n’a pas encore été corrigée

qui nous avait si cordialement reçus le jour de notre première arrivée ici. Dans le trouble où nous étions tous, nous ne nous étions point reconnus jusqu’à ce moment.

« Il n’avait que deux petits enfants. Prête à lui en donner un troisième, sa femme fut si saisie en le voyant arriver, qu’elle sentit des douleurs aiguës et accoucha peu d’heures après. Que faire en cet état dans une chaumière écartée où l’on ne pouvait espérer aucun secours ? Émile prit le parti d’aller prendre le cheval que nous avions laissé dans le bois, de le monter, de courir à toute bride chercher un chirurgien à la ville. Il donna le cheval au chirurgien ; et, n’ayant pu trouver assez tôt une garde, il revint à pied avec un domestique, après vous avoir expédié un exprès, tandis qu’embarrassé, comme vous pouvez croire, entre un homme ayant une jambe cassée et une femme en travail, je préparais dans la maison tout ce que je pouvais prévoir être nécessaire pour le secours de tous les deux.

« Je ne vous ferai point le détail du reste ; ce n’est pas de cela qu’il est question. Il était deux heures après minuit avant que nous ayons eu ni l’un ni l’autre un moment de relâche. Enfin nous sommes revenus avant le jour dans notre asile ici proche, où nous avons attendu l’heure de votre réveil pour vous rendre compte de notre accident. »

Je me tais sans rien ajouter. Mais, avant que personne parle, Émile s’approche de sa maîtresse, élève la voix et lui dit avec plus de fermeté que je ne m’y serais attendu : Sophie, vous êtes l’arbitre de mon sort, vous le savez bien. Vous pouvez me faire mourir de douleur ; mais n’espérez pas me faire oublier les droits de l’humanité : ils me sont plus sacrés que les vôtres, je n’y renoncerai jamais pour vous.

Sophie, à ces mots, au lieu de répondre, se lève, lui passe un bras autour du cou, lui donne un baiser sur la joue ; puis, lui tendant la main avec une grâce inimitable, elle lui dit : Émile, prends cette main : elle est à toi. Sois, quand tu voudras, mon époux et mon maître ; je tâcherai de mériter cet honneur.

À peine l’a-t-elle embrassé, que le père, enchanté, frappe des mains, en criant bis, bis, et Sophie, sans se faire presser, lui donne aussitôt deux baisers sur l’autre joue ; mais, presque au même instant, effrayée de tout ce qu’elle vient de faire, elle se sauve dans les bras de sa mère et cache dans ce sein maternel son visage enflammé de honte.

Je ne décrirai point la commune joie ; tout le monde la doit sentir. Après le dîner, Sophie demande s’il y aurait trop loin pour aller voir ces pauvres malades. Sophie le désire et c’est une bonne œuvre. On y va : on les trouve dans deux lits séparés ; Émile en avait fait apporter un : on trouve autour d’eux du monde pour les soulager : Émile y avait pourvu. Mais au surplus tous deux sont si mal en ordre, qu’ils souffrent autant du malaise que de leur état. Sophie se fait donner un tablier de la bonne femme, et va la ranger dans son lit ; elle en fait ensuite autant à l’homme ; sa main douce et légère sait aller chercher tout ce qui les blesse, et faire poser plus mollement leurs membres endoloris. Ils se sentent déjà soulagés à son approche ; on dirait qu’elle devine tout ce qui fait leur mal. Cette fille si délicate ne se rebute ni de la malpropreté ni de la mauvaise odeur, et sait faire disparaître l’une et l’autre sans mettre personne en œuvre, et sans que les malades soient tourmentés. Elle qu’on voit toujours si modeste et quelquefois si dédaigneuse, elle qui, pour tout au monde, n’aurait pas touché du bout du doigt le lit d’un homme, retourne et change le blessé sans aucun scrupule, et le met dans une situation plus commode pour y pouvoir rester longtemps. Le zèle de la charité vaut bien la modestie ; ce qu’elle fait, elle le fait si légèrement et avec tant d’adresse, qu’il se sent soulagé sans presque s’être aperçu qu’on l’ait touché. La femme et le mari bénissent de concert l’aimable fille qui les sert, qui les plaint, qui les console. C’est un ange du ciel que Dieu leur envoie, elle en a la figure et la bonne grâce, elle en a la douceur et la bonté. Émile attendri la contemple en silence. Homme, aime ta compagne. Dieu te la donne pour te consoler dans tes peines, pour te soulager dans tes maux : voilà la femme.

On fait baptiser le nouveau-né. Les deux amants le présentent, brûlant au fond de leurs cœurs d’en donner bientôt autant à faire à d’autres. Ils aspirent au moment désiré ; ils croient y toucher : tous les scrupules de Sophie