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enrichit des trésors qu’il estime l’objet de son culte, et pare sur l’autel le dieu qu’il adore, l’amant a beau voir sa maîtresse parfaite, il lui veut sans cesse ajouter de nouveaux ornements. Elle n’en a pas besoin pour lui plaire ; mais il a besoin, lui, de la parer : c’est un nouvel hommage qu’il croit lui rendre, c’est un nouvel intérêt qu’il donne au plaisir de la contempler. Il lui semble que rien de beau n’est à sa place quand il n’orne pas la suprême beauté. C’est un spectacle à la fois touchant et risible, de voir Émile empressé d’apprendre à Sophie tout ce qu’il sait, sans consulter si ce qu’il lui veut apprendre est de son goût ou lui convient. Il lui parle de tout, il lui explique tout avec un empressement puéril ; il croit qu’il n’a qu’à dire et qu’à l’instant elle l’entendra ; il se figure d’avance le plaisir qu’il aura de raisonner, de philosopher avec elle ; il regarde comme inutile tout l’acquis qu’il ne peut point étaler à ses yeux ; il rougit presque de savoir quelque chose qu’elle ne sait pas.

Le voilà donc lui donnant une leçon de philosophie, de physique, de mathématiques, d’histoire, de tout en un mot. Sophie se prête avec plaisir à son zèle, et tâche d’en profiter. Quand il peut obtenir de donner ses leçons à genoux devant elle, qu’Émile est content ! Il croit voir les cieux ouverts. Cependant, cette situation, plus gênante pour l’écolière que pour le maître, n’est pas la plus favorable à l’instruction. L’on ne sait pas trop alors que faire de ses yeux pour éviter ceux qui les poursuivent, et quand ils se rencontrent la leçon n’en va pas mieux.

L’art de penser n’est pas étranger aux femmes, mais elles ne doivent faire qu’effleurer les sciences de raisonnement. Sophie conçoit tout et ne retient pas grand’chose. Ses plus grands progrès sont dans la morale et les choses du goût ; pour la physique, elle n’en retient que quelque idée des lois générales et du système du monde. Quelquefois, dans leurs promenades, en contemplant les merveilles de la nature, leurs cœurs innocents et purs osent s’élever jusqu’à son auteur : ils ne craignent pas sa présence, ils s’épanchent conjointement devant lui.

Quoi ! deux amants dans la fleur de l’âge emploient leur tête-à-tête à parler de religion ! Ils passent leur temps à dire leur catéchisme ! Que sert d’avilir ce qui est sublime ? Oui, sans doute, ils le disent dans l’illusion qui les charme : ils se voient parfaits, ils s’aiment, ils s’entretiennent avec enthousiasme de ce qui donne un prix à la vertu. Les sacrifices qu’ils lui font la leur rendent chère. Dans des transports qu’il faut vaincre, ils versent quelquefois ensemble des larmes plus pures que la rosée du ciel, et ces douces larmes font l’enchantement de leur vie : ils sont dans le plus charmant délire qu’aient jamais éprouvé des âmes humaines. Les privations mêmes ajoutent à leur bonheur et les honorent à leurs propres yeux de leurs sacrifices. Hommes sensuels, corps sans âme, ils connaîtront un jour vos plaisirs, et regretteront toute leur vie l’heureux temps où ils se les sont refusés !

Malgré cette bonne intelligence, il ne laisse pas d’y avoir quelquefois des dissensions, même des querelles ; la maîtresse n’est pas sans caprice, ni l’amant sans emportement ; mais ces petits orages passent rapidement et ne font que raffermir l’union ; l’expérience même apprend à Émile à ne les plus tant craindre ; les raccommodements lui sont toujours plus avantageux que les brouilleries ne lui sont nuisibles. Le fruit de la première lui en a fait espérer autant des autres ; il s’est trompé : mais enfin, s’il n’en rapporte pas toujours un profit aussi sensible, il y gagne toujours de voir confirmé par Sophie l’intérêt sincère qu’elle prend à son cœur. On veut savoir quel est donc ce profit. J’y consens d’autant plus volontiers que cet exemple me donnera lieu d’exposer une maxime très utile et d’en combattre une très funeste.

Émile aime, il n’est donc pas téméraire ; et l’on conçoit encore mieux que l’impérieuse Sophie n’est pas fille à lui passer des familiarités. Comme la sagesse a son terme en toute chose, on la taxerait bien plutôt de trop de dureté que de trop d’indulgence ; et son père lui-même craint quelquefois que son extrême fierté ne dégénère en hauteur. Dans les tête-à-tête les plus secrets, Émile n’oserait solliciter la moindre faveur, pas même y paraître aspirer ; et quand elle veut bien passer son bras sous le sien à la promenade, grâce qu’elle ne laisse pas changer en droit, à peine ose-t-il quelquefois, en soupirant, presser ce bras contre sa poitrine. Cependant, après une longue contrainte, il se