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qu’on destine à l’instruire ! Elle ne sera point le professeur de son mari, mais son disciple ; loin de vouloir l’assujettir à ses goûts, elle prendra les siens. Elle vaudra mieux pour lui que si elle était savante ; il aura le plaisir de lui tout enseigner. Il est temps enfin qu’ils se voient ; travaillons à les rapprocher.

Nous partons de Paris tristes et rêveurs. Ce lieu de babil n’est pas notre centre. Émile tourne un œil de dédain vers cette grande ville, et dit avec dépit : Que de jours perdus en vaines recherches ! Ah ! ce n’est pas là qu’est l’épouse de mon cœur. Mon ami, vous le saviez bien, mais mon temps ne vous coûte guère, et mes maux vous font peu souffrir. Je le regarde fixement, et je lui dis sans m’émouvoir : Émile, croyez-vous ce que vous dites ? À l’instant, il me saute au cou tout confus, et me serre dans ses bras sans répondre. C’est toujours sa réponse quand il a tort.

Nous voici par les champs en vrais chevaliers errants ; non pas comme ceux cherchant les aventures, nous les fuyons au contraire en quittant Paris ; mais imitant assez leur allure errante, inégale, tantôt piquant des deux, et tantôt marchant à petits pas. À force de suivre ma pratique, on en aura pris enfin l’esprit ; et je n’imagine aucun lecteur encore assez prévenu par les usages pour nous supposer tous deux endormis dans une bonne chaise de poste bien fermée, marchant sans rien voir, sans rien observer, rendant nul pour nous l’intervalle du départ à l’arrivée, et, dans la vitesse de notre marche, perdant le temps pour le ménager.

Les hommes disent que la vie est courte, et je vois qu’ils s’efforcent de la rendre telle. Ne sachant pas l’employer, ils se plaignent de la rapidité du temps, et je vois qu’il coule trop lentement à leur gré. Toujours pleins de l’objet auquel ils tendent, ils voient à regret l’intervalle qui les en sépare : l’un voudrait être à demain, l’autre au mois prochain, l’autre à dix ans de là ; nul ne veut vivre aujourd’hui ; nul n’est content de l’heure présente, tous la trouvent trop lente à passer. Quand ils se plaignent que le temps coule trop vite, ils mentent ; ils payeraient volontiers le pouvoir de l’accélérer ; ils emploieraient volontiers leur fortune à consumer leur vie entière ; et il n’y en a peut-être pas un qui n’eût réduit ses ans à très peu d’heures s’il eût été le maître d’en ôter au gré de son ennui celles qui lui étaient à charge, et au gré de son impatience celles qui le séparaient du moment désiré. Tel passe la moitié de sa vie à se rendre de Paris à Versailles, de Versailles à Paris, de la ville à la campagne, de la campagne à la ville, et d’un quartier à l’autre, qui serait fort embarrassé de ses heures s’il n’avait le secret de les perdre ainsi, et qui s’éloigne exprès de ses affaires pour s’occuper à les aller chercher : il croit gagner le temps qu’il y met de plus, et dont autrement il ne saurait que faire ; ou bien, au contraire, il court pour courir, et vient en poste sans autre objet que de retourner de même. Mortels, ne cesserez-vous jamais de calomnier la nature ? Pourquoi vous plaindre que la vie est courte puisqu’elle ne l’est pas encore assez à votre gré ? S’il est un seul d’entre vous qui sache mettre assez de tempérance à ses désirs pour ne jamais souhaiter que le temps s’écoule, celui-là ne l’estimera point trop courte ; vivre et jouir seront pour lui la même chose ; et, dût-il mourir jeune, il ne mourra que rassasié de jours.

Quand je n’aurais que cet avantage dans ma méthode, par cela seul il la faudrait préférer à toute autre. Je n’ai point élevé mon Émile pour désirer ni pour attendre mais pour jouir ; et quand il porte ses désirs au delà du présent, ce n’est point avec une ardeur assez impétueuse pour être importuné de la lenteur du temps. Il ne jouira pas seulement du plaisir de désirer, mais de celui d’aller à l’objet qu’il désire ; et ses passions sont tellement modérées qu’il est toujours plus où il est qu’où il sera.

Nous ne voyageons donc point en courriers, mais en voyageurs. Nous ne songeons pas seulement aux deux termes, mais à l’intervalle qui les sépare. Le voyage même est un plaisir pour nous. Nous ne le faisons point tristement assis et comme emprisonnés dans une petite cage bien fermée. Nous ne voyageons point dans la mollesse et dans le repos des femmes. Nous ne