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danser prenne une jeune écolière par sa main délicate et blanche, qu’il lui fasse accourcir la jupe, lever les yeux, déployer les bras, avancer un sein palpitant ; mais je sais bien que pour rien au monde je ne voudrais être ce maître-là.

Par l’industrie et les talents le goût se forme ; par le goût l’esprit s’ouvre insensiblement aux idées du beau dans tous les genres, et enfin aux notions morales qui s’y rapportent. C’est peut-être une des raisons pourquoi le sentiment de la décence et de l’honnêteté s’insinue plus tôt chez les filles que chez les garçons ; car, pour croire que ce sentiment précoce soit l’ouvrage des gouvernantes, il faudrait être fort mal instruit de la tournure de leurs leçons et de la marche de l’esprit humain. Le talent de parler tient le premier rang dans l’art de plaire ; c’est par lui seul qu’on peut ajouter de nouveaux charmes à ceux auxquels l’habitude accoutume les sens. C’est l’esprit qui non seulement vivifie le corps, mais qui le renouvelle en quelque sorte, c’est par la succession des sentiments et des idées qu’il anime et varie la physionomie ; et c’est par les discours qu’il inspire que l’attention, tenue en haleine, soutient longtemps le même intérêt sur le même objet. C’est, je crois, par toutes ces raisons que les jeunes filles acquièrent si vite un petit babil agréable, qu’elles mettent de l’accent dans leurs propos, même avant que de les sentir, et que les hommes s’amusent si tôt à les écouter, même avant qu’elles puissent les entendre ; ils épient le premier moment de cette intelligence pour pénétrer ainsi celui du sentiment.

Les femmes ont la langue flexible ; elles parlent plus tôt, plus aisément et plus agréablement que les hommes. On les accuse aussi de parler davantage : cela doit être, et je changerais volontiers ce reproche en éloge ; la bouche et les yeux ont chez elles la même activité, et par la même raison. L’homme dit ce qu’il sait, la femme dit ce qui plaît ; l’un pour parler a besoin de connaissance, et l’autre de goût ; l’un doit avoir pour objet principal les choses utiles, l’autre les agréables. Leurs discours ne doivent avoir de formes communes que celles de la vérité.

On ne doit donc pas contenir le babil des filles, comme celui des garçons, par cette interrogation dure : À quoi cela est-il bon ? mais par cette autre, à laquelle il n’est pas plus aisé de répondre : Quel effet cela fera-t-il ? Dans ce premier âge, où, ne pouvant discerner encore le bien et le mal, elles ne sont les juges de personne, elles doivent s’imposer pour loi de ne jamais rien dire que d’agréable à ceux à qui elles parlent ; et ce qui rend la pratique de cette règle plus difficile est qu’elle reste toujours subordonnée à la première, qui est de ne jamais mentir.

J’y vois bien d’autres difficultés encore, mais elles sont d’un âge plus avancé. Quant à présent, il n’en peut coûter aux jeunes filles pour être vraies que de l’être sans grossièreté ; et comme naturellement cette grossièreté leur répugne, l’éducation leur apprend aisément à l’éviter. Je remarque en général, dans le commerce du monde, que la politesse des hommes est plus officieuse, et celle des femmes plus caressante. Cette différence n’est point d’institution, elle est naturelle. L’homme paraît chercher davantage à vous servir, et la femme à vous agréer. Il suit de là que, quoi qu’il en soit du caractère des femmes, leur politesse est moins fausse que la nôtre ; elle ne fait qu’étendre leur premier instinct ; mais quand un homme feint de préférer mon intérêt au sien propre, de quelque démonstration qu’il colore ce mensonge, je suis très sûr qu’il en fait un. Il n’en coûte donc guère aux femmes d’être polies, ni par conséquent aux filles d’apprendre à le devenir. La première leçon vient de la nature, l’art ne fait plus que la suivre, et déterminer suivant nos usages sous quelle forme elle doit se montrer. À l’égard de leur politesse entre elles, c’est tout autre chose ; elles y mettent un air si contraint et des attentions si froides, qu’en se gênant mutuellement elles n’ont pas grand soin de cacher leur gêne, et semblent sincères dans leur mensonge on ne cherchant guère à le déguiser. Cependant les jeunes personnes se font quelquefois tout de bon des amitiés plus franches. À leur âge la gaieté tient lieu de bon naturel ; et contentes d’elles, elles le sont de tout le monde. Il est