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mon parc, de l’autre ma terrasse, et m’en voilà le maître ; dès lors, je m’y promène impunément ; j’y reviens souvent pour maintenir la possession ; j’use autant que je veux le sol à force d’y marcher ; et l’on ne me persuadera jamais que le titulaire du fonds que je m’approprie tire plus d’usage de l’argent qu’il lui produit que j’en tire de son terrain. Que si l’on vient à me vexer par des fossés, par des haies, peu m’importe ; je prends mon parc sur mes épaules, et je vais le poser ailleurs ; les emplacements ne manquent pas aux environs, et j’aurai longtemps à piller mes voisins avant de manquer d’asile.

Voilà quelque essai du vrai goût dans le choix des loisirs agréables : voilà dans quel esprit on jouit ; tout le reste n’est qu’illusion, chimère, sotte vanité. Quiconque s’écartera de ces règles, quelque riche qu’il puisse être, mangera son or en fumier, et ne connaîtra jamais le prix de la vie.

On m’objectera sans doute que de tels amusements sont à la portée de tous les hommes, et qu’on n’a pas besoin d’être riche pour les goûter. C’est précisément à quoi j’en voulais venir. On a du plaisir quand on en veut avoir : c’est l’opinion seule qui rend tout difficile, qui chasse le bonheur devant nous ; et il est cent fois plus aisé d’être heureux que de le paraître. L’homme de goût et vraiment voluptueux n’a que faire de richesse ; il lui suffit d’être libre et maître de lui. Quiconque jouit de la santé et ne manque pas du nécessaire, s’il arrache de son cœur les biens de l’opinion, est assez riche ; c’est l’aurea mediocritas d’Horace. Gens à coffres-forts, cherchez donc quelque autre emploi de votre opulence, car pour le plaisir elle n’est bonne à rien. Émile ne saura pas tout cela mieux que moi ; mais, ayant le cœur plus pur et plus sain, il le sentira mieux encore, et toutes ses observations dans le monde ne feront que le lui confirmer.

En passant ainsi le temps, nous cherchons toujours Sophie, et nous ne la trouvons point. Il importait qu’elle ne se trouvât pas si vite, et nous l’avons cherchée où j’étais bien sûr qu’elle n’était pas [1].

Enfin le moment presse ; il est temps de la chercher tout de bon, de peur qu’il ne s’en fasse une qu’il prenne pour elle, et qu’il ne connaisse trop tard son erreur. Adieu donc, Paris, ville célèbre, ville de bruit, de fumée et de boue, où les femmes ne croient plus à l’honneur ni les hommes à la vertu. Adieu, Paris : nous cherchons l’amour, le bonheur, l’innocence ; nous ne serons jamais assez loin de toi.

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LIVRE V.




Nous voici parvenus au dernier acte de la jeunesse, mais nous ne sommes pas encore au dénouement.

Il n’est pas bon que l’homme soit seul, Émile est homme ; nous lui avons promis une compagne, il faut la lui donner. Cette compagne est Sophie. En quels lieux est son asile ? où la trouverons-nous ? Pour la trouver, il la faut connaître. Sachons premièrement ce qu’elle est, nous jugerons mieux des lieux qu’elle habite ; et quand nous l’aurons trouvée, encore tout ne sera-t-il pas fait. Puisque notre jeune gentilhomme, dit Locke, est prêt à se marier, il est temps de le laisser auprès de sa maîtresse. Et là-dessus il finit son ouvrage. Pour moi, qui n’ai pas l’honneur d’élever un gentilhomme, je me garderai d’imiter Locke en cela.


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SOPHIE, ou

la femme

Sophie doit être femme comme Émile est homme, c’est-à-dire avoir tout ce qui convient à la constitution de son espèce et de son sexe

  1. Mulierem fortem quis inveniet ? Procul, et de ultimis finibus pretium ejus. Prov. XXXI, 10.