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fixer ses affections et ses goûts, d’empêcher que ses appétits naturels ne s’altèrent, et qu’il ne cherche un jour dans sa richesse les moyens d’être heureux, qu’il doit trouver plus près de lui. J’ai dit ailleurs que le goût n’était que l’art de se connaître en petites choses et cela est très vrai ; mais puisque c’est d’un tissu de petites choses que dépend l’agrément de la vie, de tels soins ne sont rien moins qu’indifférents ; c’est par eux que nous apprenons à la remplir des biens mis à notre portée, dans toute la vérité qu’ils peuvent avoir pour nous. Je n’entends point ici les biens moraux qui tiennent à la bonne disposition de l’âme, mais seulement ce qui est de sensualité, de volupté réelle, mis à part les préjugés et l’opinion.

Qu’on me permette, pour mieux développer mon idée, de laisser un moment Émile, dont le cœur pur et sain ne peut plus servir de règle à personne, et de chercher en moi-même un exemple plus sensible et plus rapproché des mœurs du lecteur.

Il y a des états qui semblent changer la nature, et refondre, soit en mieux, soit en pis, les hommes qui les remplissent. Un poltron devient brave en entrant dans le régiment de Navarre. Ce n’est pas seulement dans le militaire que l’on prend l’esprit de corps, et ce n’est pas toujours en bien que ses effets se font sentir. J’ai pensé cent fois avec effroi que si j’avais le malheur de remplir aujourd’hui tel emploi que je pense en certains pays, demain je serais presque inévitablement tyran, concussionnaire, destructeur du peuple, nuisible au prince, ennemi par état de toute humanité, de toute équité, de toute espèce de vertu.

De même, si j’étais riche, j’aurais fait tout ce qu’il faut pour le devenir ; je serais donc insolent et bas, sensible et délicat pour moi seul, impitoyable et dur pour tout le monde, spectateur dédaigneux des misères de la canaille, car je ne donnerais plus d’autre nom aux indigents, pour faire oublier qu’autrefois je fus de leur classe. Enfin je ferais de ma fortune l’instrument de mes plaisirs, dont je serais uniquement occupé ; et jusque-là je serais comme tous les autres.

Mais en quoi je crois que j’en différerais beaucoup, c’est que je serais sensuel et voluptueux plutôt qu’orgueilleux et vain, et que je me livrerais au luxe de mollesse bien plus qu’au luxe d’ostentation. J’aurais même quelque honte d’étaler trop ma richesse, et je croirais toujours voir l’envieux que j’écraserais de mon faste dire à ses voisins à l’oreille : Voilà un fripon qui a grand’peur de n’être pas connu pour tel.

De cette immense profusion de biens qui couvrent la terre, je chercherais ce qui m’est le plus agréable et que je puis le mieux m’approprier. Pour cela, le premier usage de ma richesse serait d’en acheter du loisir et la liberté, à quoi j’ajouterais la santé, si elle était à prix ; mais comme elle ne s’achète qu’avec la tempérance, et qu’il n’y a point sans la santé de vrai plaisir dans la vie, je serais tempérant par sensualité.

Je resterais toujours aussi près de la nature qu’il serait possible pour flatter les sens que j’ai reçus d’elle, bien sûr que plus elle mettrait du sien dans mes jouissances, plus j’y trouverais de réalité. Dans le choix des objets d’imitation je la prendrais toujours pour modèle ; dans mes appétits je lui donnerais la préférence ; dans mes goûts je la consulterais toujours ; dans les mets je voudrais toujours ceux dont elle fait le meilleur apprêt et qui passent par le moins de mains pour parvenir sur nos tables. Je préviendrais les falsifications de la fraude, j’irais au-devant du plaisir. Ma sotte et grossière gourmandise n’enrichirait point un maître d’hôtel ; il ne me vendrait point au poids de l’or du poison pour du poisson ; ma table ne serait point couverte avec appareil de magnifiques ordures et charognes lointaines ; je prodiguerais ma propre peine pour satisfaire ma sensualité, puisque alors cette peine est un plaisir elle-même, et qu’elle ajoute à celui qu’on en attend. Si je voulais goûter un mets du bout du monde, j’irais, comme Apicius, plutôt l’y chercher, que de l’en faire venir, car les mets les plus exquis manquent