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exemple, et qu’il ne dise pas comme les autres : Ces vieillards, dépités de n’être plus jeunes, veulent traiter les jeunes gens en vieillards : et parce que tous leurs désirs sont éteints, ils nous font un crime des nôtres.

Montaigne dit qu’il demandait un jour au seigneur de Langey combien de fois, dans ses négociations d’Allemagne, il s’était enivré pour le service du roi. Je demanderais volontiers au gouverneur de certain jeune homme combien de fois il est entré dans un mauvais lieu pour le service de son élève. Combien de fois ? Je me trompe. Si la première n’ôte à jamais au libertin le désir d’y rentrer, s’il n’en rapporte le repentir et la honte, s’il ne verse dans votre sein des torrents de larmes, quittez-le à l’instant ; il n’est qu’un monstre, ou vous n’êtes qu’un imbécile ; vous ne lui servirez jamais à rien. Mais laissons ces expédients extrêmes, aussi tristes que dangereux, et qui n’ont aucun rapport à notre éducation.

Que de précautions à prendre avec un jeune homme bien né avant de l’exposer au scandale des mœurs du siècle ! Ces précautions sont pénibles, mais elles sont indispensables ; c’est la négligence en ce point qui perd toute la jeunesse ; c’est par le désordre du premier âge que les hommes dégénèrent, et qu’on les voit devenir ce qu’ils sont aujourd’hui. Vils et lâches dans leurs vices mêmes, ils n’ont que de petites âmes, parce que leurs corps usés ont été corrompus de bonne heure ; à peine leur reste-t-il assez de vie pour se mouvoir. Leurs subtiles pensées marquent des esprits sans étoffe ; ils ne savent rien sentir de grand et de noble ; ils n’ont ni simplicité ni vigueur ; abjects en toute chose, et bassement méchants, ils ne sont que vains, fripons, faux ; ils n’ont pas même assez de courage pour être d’illustres scélérats. Tels sont les méprisables hommes que forme la crapule de la jeunesse : s’il s’en trouvait un seul qui sût être tempérant et sobre, qui sût, au milieu d’eux, préserver son cœur, son sang, ses mœurs, de la contagion de l’exemple, à trente ans il écraserait tous ces insectes, et deviendrait leur maître avec moins de peine qu’il n’en eut à rester le sien.

Pour peu que la naissance ou la fortune eût fait pour Émile, il serait cet homme s’il voulait l’être : mais il les mépriserait trop pour daigner les asservir. Voyons-le maintenant au milieu d’eux, entrant dans le monde, non pour y primer, mais pour le connaître et pour y trouver une compagne digne de lui.

Dans quelque rang qu’il puisse être né, dans quelque société qu’il commence à s’introduire, son début sera simple et sans éclat : à Dieu ne plaise qu’il soit assez malheureux pour y briller ! Les qualités qui frappent au premier coup d’œil ne sont pas les siennes ; il ne les a ni ne les veut avoir. Il met trop peu de prix aux jugements des hommes pour en mettre à leurs préjugés, et ne se soucie point qu’on l’estime avant que de le connaître. Sa manière de se présenter n’est ni modeste ni vaine, elle est naturelle et vraie ; il ne connaît ni gêne ni déguisement, et il est au milieu d’un cercle ce qu’il est seul et sans témoin. Sera-t-il pour cela grossier, dédaigneux, sans attention pour personne ? Tout au contraire ; si seul il ne compte pas pour rien les autres hommes, pourquoi les compterait-il pour rien, vivant avec eux ? Il ne les préfère point à lui dans ses manières, parce qu’il ne les préfère pas à lui dans son cœur ; mais il ne leur montre pas non plus une indifférence qu’il est bien éloigné d’avoir ; s’il n’a pas les formules de la politesse, il a les soins de l’humanité. Il n’aime à voir souffrir personne ; il n’offrira pas sa place à un autre par simagrée, mais il la lui cédera volontiers par bonté, si, le voyant oublié, il juge que cet oubli le mortifie ; car il en coûtera moins à mon jeune homme de rester debout volontairement, que de voir l’autre y rester par force.

Quoique en général Émile n’estime pas les hommes, il ne leur montrera point de mépris, parce qu’il les plaint et s’attendrit sur eux. Ne pouvant leur donner le goût des biens réels, il leur laisse les biens de l’opinion dont ils se contentent, de peur que, les leur ôtant à pure perte, il ne les rendît plus malheureux qu’auparavant. Il n’est donc point disputeur ni contredisant ; il n’est pas non plus complaisant et flatteur ; il dit son avis sans combattre celui de personne, parce qu’il aime la liberté par-dessus toute chose, et que la franchise en est un des plus beaux droits.