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cela, ce même Évangile est plein de choses incroyables, de choses qui répugnent à la raison, et qu’il est impossible à tout homme sensé de concevoir ni d’admettre. Que faire au milieu de toutes ces contradictions ? Etre toujours modeste et circonspect, mon enfant ; respecter en silence ce qu’on ne saurait ni rejeter, ni comprendre, et s’humilier devant le grand Être qui seul sait la vérité.

Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté ; mais ce scepticisme ne m’est nullement pénible, parce qu’il ne s’étend pas aux points essentiels à la pratique, et que je suis bien décidé sur les principes de tous mes devoirs. Je sers Dieu dans la simplicité de mon cœur. Je ne cherche à savoir que ce qui importe à ma conduite. Quant aux dogmes qui n’influent ni sur les actions ni sur la morale, et dont tant de gens se tourmentent, je ne m’en mets nullement en peine. Je regarde toutes les religions particulières comme autant d’institutions salutaires qui prescrivent dans chaque pays une manière uniforme d’honorer Dieu par un culte public, et qui peuvent toutes avoir leurs raisons dans le climat, dans le gouvernement, dans le génie du peuple, ou dans quelque autre cause locale qui rend l’une préférable à l’autre, selon les temps et les lieux. Je les crois toutes bonnes quand on y sert Dieu convenablement. Le culte essentiel est celui du cœur. Dieu n’en rejette point l’hommage, quand il est sincère, sous quelque forme qu’il lui soit offert. Appelé dans celle que je professe au service de l’Église, j’y remplis avec toute l’exactitude possible les soins qui me sont prescrits, et ma conscience me reprocherait d’y manquer volontairement en quelque point. Après un long interdit vous savez que j’obtins, par le crédit de M. de Mellarède, la permission de reprendre mes fonctions pour m’aider à vivre. Autrefois je disais la messe avec la légèreté qu’on met à la longue aux choses les plus graves quand on les fait trop souvent ; depuis mes nouveaux principes, je la célèbre avec plus de vénération : je me pénètre de la majesté de l’Etre suprême, de sa présence, de l’insuffisance de l’esprit humain, qui conçoit si peu ce qui se rapporte à son auteur. En songeant que je lui porte les vœux du peuple sous une forme prescrite, je suis avec soin tous les rites ; je récite attentivement, je m’applique à n’omettre jamais ni le moindre mot ni la moindre cérémonie : quand j’approche du moment de la consécration, je me recueille pour la faire avec toutes les dispositions qu’exige l’Église et la grandeur du sacrement ; je tâche d’anéantir ma raison devant la suprême intelligence ; je me dis : Qui es-tu pour mesurer la puissance infinie ? Je prononce avec respect les mots sacramentaux, et je donne à leur effet toute la foi qui dépend de moi. Quoi qu’il en soit de ce mystère inconcevable, je ne crains pas qu’au jour du jugement je sois puni pour l’avoir jamais profané dans mon cœur.

Honoré du ministère sacré, quoique dans le dernier rang, je ne ferai ni ne dirai jamais rien qui me rende indigne d’en remplir les sublimes devoirs. Je prêcherai toujours la vertu aux hommes, je les exhorterai toujours à bien faire ; et, tant que je pourrai, je leur en donnerai l’exemple. Il ne tiendra pas à moi de leur rendre la religion aimable ; il ne tiendra pas à moi d’affermir leur foi dans les dogmes vraiment utiles et que tout homme est obligé de croire : mais à Dieu ne plaise que jamais je leur prêche le dogme cruel de l’intolérance ; que jamais je les porte à détester leur prochain, à dire à d’autres hommes : Vous serez damnés [1]. Si j’étais dans un rang plus remarquable, cette réserve pourrait m’attirer des affaires ; mais je suis trop petit pour avoir beaucoup à craindre, et je ne puis guère tomber plus bas que je ne suis. Quoi qu’il arrive, je ne blasphémerai point contre la justice divine, et ne mentirai point contre le Saint-Esprit.

J’ai longtemps ambitionné l’honneur d’être curé ; je l’ambitionne encore, mais je ne l’espère plus. Mon bon ami, je ne trouve rien de si beau que d’être curé. Un bon curé est un ministre de bonté, comme un bon magistrat est un ministre de justice. Un curé n’a jamais de mal à faire ; s’il ne peut pas toujours faire le bien par lui-même, il est toujours à sa place quand il le

  1. Le devoir de suivre et d’aimer la religion de son pays ne s’étend pas jusqu’aux dogmes contraires à la bonne morale, tels que celui de l’intolérance. C’est ce dogme horrible qui arme les hommes les uns contre les autres, et les rend tous ennemis du genre humain. La distinction entre la tolérance civile et la tolérance théologique est puérile et vaine. Ces deux tolérances sont inséparables, et l’on ne peut admettre l’une sans l’autre. Des anges mêmes ne vivraient pas en paix avec des hommes qu’ils regarderaient comme les ennemis de Dieu.