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ant où prendre tant d’argent comptant, le pauvre jeune homme s’est engagé derechef, sans m’en rien dire, dans la compagnie de M. de Merveilleux, et m’a apporté l’argent de son engagement. M. de Merveilleux n’est plus à Neufchâtel que pour sept ou huit jours, et Claude Anet doit partir dans trois ou quatre pour suivre la recrue ; ainsi nous n’avons pas le temps ni le moyen de nous marier, et il me laisse sans aucune ressource. Si, par votre crédit ou celui de monsieur le baron, vous pouviez nous obtenir au moins un délai de cinq ou six semaines, on tâcherait, pendant ce temps-là, de prendre quelque arrangement pour nous marier ou pour rembourser ce pauvre garçon ; mais je le connais bien, il ne voudra jamais reprendre l’argent qu’il m’a donné.

Il est venu ce matin un monsieur bien riche m’en offrir beaucoup davantage, mais Dieu m’a fait la grâce de le refuser. Il a dit qu’il reviendrait demain matin savoir ma dernière résolution. Je lui ai dit de n’en pas prendre la peine, et qu’il la savait déjà. Que Dieu le conduise ! il sera reçu demain comme aujourd’hui. Je pourrais bien aussi recourir à la bourse des pauvres ; mais on est si méprisé qu’il vaut mieux pâtir : et puis Claude Anet a trop de cœur pour vouloir d’une fille assistée.

Excusez la liberté que je prends, ma bonne demoiselle ; je n’ai trouvé que vous seule à qui j’ose avouer ma peine, et j’ai le cœur si serré qu’il faut finir cette lettre. Votre bien humble et affectionnée servante à vous servir.

Fanchon Regard.

Lettre XLI. Réponse

Réponse

J’ai manqué de mémoire et toi de confiance, ma chère enfant : nous avons eu grand tort toutes deux, mais le mien est impardonnable. Je tâcherai du moins de le réparer. Babi, qui te porte cette lettre, est chargée de pourvoir au plus pressé. Elle retournera demain matin pour t’aider à congédier ce monsieur, s’il revient ; et l’après-dînée nous irons te voir, ma cousine et moi ; car je sais que tu ne peux pas quitter ton pauvre père, et je veux connaître par moi-même l’état de ton petit ménage.

Quant à Claude Anet, n’en sois point en peine : mon père est absent ; mais, en attendant son retour, on fera ce qu’on pourra ; et tu peux compter que je n’oublierai ni toi ni ce brave garçon. Adieu, mon enfant : que le bon Dieu te console ! Tu as bien fait de n’avoir pas recours à la bourse publique ; c’est ce qu’il ne faut jamais faire tant qu’il reste quelque chose dans celle des bonnes gens.

Lettre XLII à Julie

Je reçois votre lettre, et je pars à l’instant : ce sera toute ma réponse. Ah ! cruelle ! que mon cœur en est loin, de cette odieuse vertu que vous me supposez et que je déteste ! Mais vous ordonnez, il faut obéir. Dussé-je en mourir cent fois, il faut être estimé de Julie.

Lettre XLIII de Saint-Preux à Julie

J’arrivai hier matin à Neuchâtel ; j’appris que M. de Merveilleux était à la campagne : je courus l’y chercher : il était à la chasse, et je l’attendis jusqu’au soir. Quand je lui eus expliqué le sujet de mon voyage, et que je l’eus prié de mettre un prix au congé de Claude Anet, il me fit beaucoup de difficultés : je crus les lever en offrant de moi-même une somme assez considérable, et l’augmentant à mesure qu’il résistait ; mais, n’ayant pu rien obtenir, je fus obligé de me retirer, après m’être assuré de le retrouver ce matin, bien résolu de ne plus le quitter jusqu’à ce qu’à force d’argent ou d’importunités, ou de quelque manière que ce pût être, j’eusse obtenu ce que j’étais venu lui demander. M’étant levé pour cela de très bonne heure, j’étais prêt à monter à cheval, quand je reçus par un exprès ce billet de M. de Merveilleux,