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conforme à son modèle, qui est l’objet ? C’est que je suis actif quand je juge, que l’opération qui compare est fautive, et que mon entendement, qui juge les rapports, mêle ses erreurs à la vérité des sensations qui ne montrent que les objets.

Ajoutez à cela une réflexion qui vous frappera, je m’assure, quand vous y aurez pensé ; c’est que, si nous étions purement passifs dans l’usage de nos sens, il n’y aurait entre eux aucune communication ; il nous serait impossible de connaître que le corps que nous touchons et l’objet que nous voyons sont le même. Ou nous ne sentirions jamais rien hors de nous, ou il y aurait pour nous cinq substances sensibles, dont nous n’aurions nul moyen d’apercevoir l’identité.

Qu’on donne tel ou tel nom à cette force de mon esprit qui rapproche et compare mes sensations ; qu’on l’appelle attention, méditation, réflexion, ou comme on voudra ; toujours est-il vrai qu’elle est en moi et non dans les choses, que c’est moi seul qui la produis, quoique je ne la produise qu’à l’occasion de l’impression que font sur moi les objets. Sans être maître de sentir ou de ne pas sentir, je le suis d’examiner plus ou moins ce que je sens.

Je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif, mais un être actif et intelligent, et, quoi qu’en dise la philosophie, j’oserai prétendre à l’honneur de penser. Je sais seulement que la vérité est dans les choses et non pas dans mon esprit qui les juge, et que moins je mets du mien dans les jugements que j’en porte, plus je suis sûr d’approcher de la vérité : ainsi ma règle de me livrer au sentiment plus qu’à la raison est confirmée par la raison même.

M’étant, pour ainsi dire, assuré de moi-même, je commence à regarder hors de moi, et je me considère avec une sorte de frémissement, jeté, perdu dans ce vaste univers, et comme noyé dans l’immensité des êtres, sans rien savoir de ce qu’ils sont, ni entre eux, ni par rapport à moi. Je les étudie, je les observe ; et, le premier objet qui se présente à moi pour les comparer, c’est moi-même.

Tout ce que j’aperçois par les sens est matière, et je déduis toutes les propriétés essentielles de la matière des qualités sensibles qui me la font apercevoir, et qui en sont inséparables. Je la vois tantôt en mouvement et tantôt en repos [1], d’où j’infère que ni le repos ni le mouvement ne lui sont essentiels ; mais le mouvement étant une action, est l’effet d’une cause dont le repos n’est que l’absence. Quand donc rien n’agit sur la matière, elle ne se meut point, et, par cela même qu’elle est indifférente au repos et au mouvement, son état naturel est d’être en repos.

J’aperçois dans les corps deux sortes de mouvements, savoir, mouvement communiqué, et mouvement spontané ou volontaire. Dans le premier, la cause motrice est étrangère au corps mû, et dans le second elle est en lui-même. Je ne conclurai pas de là que le mouvement d’une montre, par exemple, est spontané ; car si rien d’étranger au ressort n’agissait sur lui, il ne tendrait point à se redresser, et ne tirerait pas la chaîne. Par la même raison, je n’accorderai point non plus la spontanéité aux fluides, ni au feu même qui fait leur fluidité [2].

Vous me demanderez si les mouvements des animaux sont spontanés ; je vous dirai que je n’en sais rien, mais que l’analogie est pour l’affirmative. Vous me demanderez encore comment je sais donc qu’il y a des mouvements spontanés ; je vous dira que je le sais parce que je le sens. Je veux mouvoir mon bras et je le meus, sans que ce mouvement ait d’autre cause immédiate que ma volonté. C’est en vain qu’on voudrait raisonner pour détruire en moi ce sentiment, il est plus fort que toute évidence ; autant vaudrait me prouver que je n’existe pas.

S’il n’y avait aucune spontanéité dans les actions des hommes, ni dans rien de ce qui se fait sur la terre, on n’en serait que plus embarrassé à imaginer la première cause de tout mouvement. Pour moi, je me sens tellement persuadé que l’état naturel de la matière est

  1. Ce repos n’est, si l’on veut, que relatif ; mais puisque nous observons du plus ou du moins dans le mouvement, nous concevons très clairement un des deux termes extrêmes, qui est le repos, et nous le concevons si bien, que nous sommes enclins même à prendre pour absolu le repos qui n’est que relatif. Or il n’est pas vrai que le mouvement soit de l’essence de la matière, si elle peut être conçue en repos.
  2. Les chimistes regardent le phlogistique ou l’élément du feu comme épars, immobile, et stagnant dans les mixtes dont il fait partie, jusqu’à ce que des causes étrangères le dégagent, le réunissent, le mettent en mouvement, et le changent en feu.