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point celle de la raison, ni même de la nature bien ordonnée ; c’est se boucher les yeux pour apprendre à voir. Il faut avoir longtemps étudié les corps pour se faire une véritable notion des esprits, et soupçonner qu’ils existent. L’ordre contraire ne sert qu’à établir le matérialisme.

Puisque nos sens sont les premiers instruments de nos connaissances, les êtres corporels et sensibles sont les seuls dont nous ayons immédiatement l’idée. Ce mot esprit n’a aucun sens pour quiconque n’a pas philosophé. Un esprit n’est qu’un corps pour le peuple et pour les enfants. N’imaginent-ils pas des esprits qui crient, qui parlent, qui battent, qui font du bruit ? Or on m’avouera que des esprits qui ont des bras et des langues ressemblent beaucoup à des corps. Voilà pourquoi tous les peuples du monde, sans excepter les Juifs, se sont fait des dieux corporels. Nous-mêmes, avec nos termes d’Esprit, de Trinité, de Personnes, sommes pour la plupart de vrais anthropomorphites. J’avoue qu’on nous apprend à dire que Dieu est partout : mais nous croyons aussi que l’air est partout, au moins dans notre atmosphère ; et le mot esprit, dans son origine, ne signifie lui-même que souffle et vent. Sitôt qu’on accoutume les gens à dire des mots sans les entendre, il est facile après cela de leur faire dire tout ce qu’on veut.

Le sentiment de notre action sur les autres corps a dû d’abord nous faire croire que, quand ils agissaient sur nous, c’était d’une manière semblable à celle dont nous agissons sur eux. Ainsi l’homme a commencé par animer tous les êtres dont il sentait l’action. Se sentant moins fort que la plupart de ces êtres, faute de connaître les bornes de leurs puissance, il l’a supposée illimitée, et il en fit des dieux aussitôt qu’il en fit des corps. Durant les premiers âges, les hommes, effrayés de tout, n’ont rien vu de mort dans la nature. L’idée de la matière n’a pas été moins lente à se former en eux que celle de l’esprit, puisque cette première idée est une abstraction elle-même. Ils ont ainsi rempli l’univers de dieux sensibles. Les astres, les vents, les montagnes, les fleuves, les arbres, les villes, les maisons même, tout avait son âme, son dieu, sa vie. Les marmousets de Laban, les manitous des sauvages, les fétiches des Nègres, tous les ouvrages de la nature et des hommes ont été les premières divinités des mortels ; le polythéisme a été leur première religion, l’idolâtrie leur premier culte. Ils n’ont pu reconnaître un seul Dieu que quand, généralisant de plus en plus leurs idées, ils ont été en état de remonter à une première cause, de réunir le système total des êtres sous une seule idée, et de donner un sens au mot substance, lequel est au fond la plus grande des abstractions. Tout enfant qui croit en Dieu est donc nécessairement idolâtre, ou du moins anthropomorphite ; et quand une fois l’imagination a vu Dieu, il est bien rare que l’entendement le conçoive. Voilà précisément l’erreur où mène l’ordre de Locke.

Parvenu, je ne sais comment, à l’idée abstraite de la substance, on voit que, pour admettre une substance unique, il lui faudrait supposer des qualités incompatibles qui s’excluent mutuellement, telles que la pensée et l’étendue, dont l’une est essentiellement divisible, et dont l’autre exclut toute divisibilité. On conçoit d’ailleurs que la pensée, ou si l’on veut le sentiment, est une qualité primitive et inséparable de la substance à laquelle elle appartient ; qu’il en est de même de l’étendue par rapport à sa substance. D’où l’on conclut que les êtres qui perdent une de ces qualités perdent la substance à laquelle elle appartient, que par conséquent la mort n’est qu’une séparation de substances, et que les êtres où ces deux qualités sont réunies sont composés de deux substances auxquelles ces deux qualités appartiennent.

Or considérez maintenant quelle distance reste encore entre la notion des deux substances et celle de la nature divine ; entre l’idée incompréhensible de l’action de notre âme sur notre corps et l’idée de l’action de Dieu sur tous les êtres. Les idées de création, d’annihilation, d’ubiquité, d’éternité, de toute-puissance, celle des attributs divins, toutes ces idées qu’il appartient à si peu d’hommes de voir aussi confuses et aussi obscures qu’elles le sont, et qui n’ont rien d’obscur pour le peuple, parce qu’il