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me nuire, cet homme a fait dépendre son sort du mien.

Encore un pas et nous touchons au but. L’amour-propre est un instrument utile, mais dangereux ; souvent il blesse la main qui s’en sert, et fait rarement du bien sans mal. Émile, en considérant son rang dans l’espèce humaine et s’y voyant si heureusement placé, sera tenté de faire honneur à sa raison de l’ouvrage de la vôtre, et d’attribuer à son mérite l’effet de son bonheur. Il se dira : Je suis sage, et les hommes sont fous. En les plaignant il les méprisera, en se félicitant il s’estimera davantage ; et, se sentant plus heureux qu’eux, il se croira plus digne de l’être. Voilà l’erreur la plus à craindre, parce qu’elle est la plus difficile à détruire. S’il restait dans cet état il aurait peu gagné à tous nos soins : et s’il fallait opter, je ne sais si je n’aimerais pas mieux encore l’illusion des préjugés que celle de l’orgueil.

Les grands hommes ne s’abusent point sur leur supériorité ; ils la voient, la sentent, et n’en sont pas moins modestes. Plus ils ont, plus ils connaissent tout ce qui leur manque. Ils sont moins vains de leur élévation sur nous qu’humiliés du sentiment de leur misère ; et, dans les biens exclusifs qu’ils possèdent, ils sont trop sensés pour tirer vanité d’un don qu’ils ne se sont pas fait. L’homme de bien peut être fier de sa vertu, parce qu’elle est à lui ; mais de quoi l’homme d’esprit est-il fier ? Qu’a fait Racine pour n’être pas Pradon ? Qu’a fait Boileau pour n’être pas Cotin ?

Ici c’est tout autre chose encore. Restons toujours dans l’ordre commun. Je n’ai supposé dans mon élève ni un génie transcendant, ni un entendement bouché. Je l’ai choisi parmi les esprits vulgaires pour montrer ce que peut l’éducation sur l’homme. Tous les cas rares sont hors des règles. Quand donc, en conséquence de mes soins, Émile préfère sa manière d’être, de voir, de sentir, à celle des autres hommes, Émile a raison ; mais quand il se croit pour cela d’une nature plus excellente, et plus heureusement né qu’eux, Émile a tort : il se trompe ; il faut le détromper, ou plutôt prévenir l’erreur, de peur qu’il ne soit trop tard ensuite pour la détruire.

Il n’y a point de folie dont on ne puisse guérir un homme qui n’est pas fou, hors la vanité ; pour celle-ci, rien n’en corrige que l’expérience, si toutefois quelque chose en peut corriger ; à sa naissance, au moins, on peut l’empêcher de croître. N’allez donc pas vous perdre en beaux raisonnements, pour prouver à l’adolescent qu’il est homme comme les autres et sujet aux mêmes faiblesses. Faites-le lui sentir, ou jamais il ne le saura. C’est encore ici un cas d’exception à mes propres règles ; c’est le cas d’exposer volontairement mon élève à tous les accidents qui peuvent lui prouver qu’il n’est pas plus sage que nous. L’aventure du bateleur serait répétée en mille manières, je laisserais aux flatteurs prendre tout leur avantage avec lui : si des étourdis l’entraînaient dans quelque extravagance, je lui en laisserais courir le danger : si des filous l’attaquaient au jeu, je le leur livrerais pour en faire leur dupe [1] ; je le laisserais encenser, plumer, dévaliser par eux ; et quand, l’ayant mis à sec, ils finiraient par se moquer de lui, je les remercierais encore en sa présence des leçons qu’ils ont bien voulu lui donner. Les seuls pièges dont je le garantirais avec soin seraient ceux des courtisanes. Les seuls ménagements que j’aurais pour lui seraient de partager tous les dangers que je lui laisserais courir et tous les affronts que je lui laisserais recevoir. J’endurerais tout en silence, sans plainte, sans reproche, sans jamais lui en dire un seul mot, et soyez sûr qu’avec cette discrétion bien soutenue, tout ce qu’il m’aura vu souffrir pour lui fera plus d’impression sur son cœur que ce qu’il aura souffert lui-même.

Je ne puis m’empêcher de relever ici la fausse dignité des gouverneurs qui, pour jouer sottement les sages, rabaissent leurs élèves, affectent de les traiter toujours en enfants, et

  1. Au reste, notre élève donnera peu dans ce piège, lui que tant d’amusements environnent, lui qui ne s’ennuya de sa vie, et qui sait à peine à quoi sert l’argent. Les deux mobiles avec lesquels on conduit les enfants étant l’intérêt et la vanité, ces deux mêmes mobiles servent aux courtisanes et aux escrocs pour s’emparer d’eux dans la suite. Quand vous voyez exciter leur avidité par des prix, par des récompenses, quand vous les voyez applaudir à dix ans dans un acte public au collège, vous voyez comment on leur fera laisser à vingt leur bourse dans un brelan, et leur santé dans un mauvais lieu. Il y a toujours à parier que le plus savant de sa classe deviendra le plus joueur et le plus débauché. Or les moyens dont on n’usa point dans l’enfance n’ont point dans la jeunesse le même abus. Mais on doit se souvenir qu’ici ma constante maxime est de mettre partout la chose au pis. Je cherche d’abord à prévenir le vice ; et puis je le suppose afin d’y remédier.