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je me proposais un autre objet ; et sûrement, si cet objet est mal rempli, ce sera la faute du maître.

Songez qu’aussitôt que l’amour-propre est développé, le moi relatif se met en jeu sans cesse, et que jamais le jeune homme n’observe les autres sans revenir sur lui-même et se comparer avec eux. Il s’agit donc de savoir à quel rang il se mettra parmi ses semblables après les avoir examinés. Je vois, à la manière dont on fait lire l’histoire aux jeunes gens, qu’on les transforme, pour ainsi dire, dans tous les personnages qu’ils voient, qu’on s’efforce de les faire devenir tantôt Cicéron, tantôt Trajan, tantôt Alexandre ; de les décourager lorsqu’ils rentrent dans eux-mêmes ; de donner à chacun le regret de n’être que soi. Cette méthode a certains avantages dont je ne disconviens pas ; mais, quant à mon Émile, s’il arrive une seule fois, dans ces parallèles, qu’il aime mieux être un autre que lui, cet autre, fût-il Socrate, fût-il Caton, tout est manqué : celui qui commence à se rendre étranger à lui-même ne tarde pas à s’oublier tout à fait.

Ce ne sont point les philosophes qui connaissent le mieux les hommes ; ils ne les voient qu’à travers les préjugés de la philosophie ; et je ne sache aucun état où l’on en ait tant. Un sauvage nous juge plus sainement que ne fait un philosophe. Celui-ci sent ses vices, s’indigne des nôtres, et dit en lui-même : Nous sommes tous méchants ; l’autre nous regarde sans s’émouvoir, et dit : Vous êtes des fous. Il a raison, car nul ne fait le mal pour le mal. Mon élève est ce sauvage, avec cette différence qu’Émile, ayant plus réfléchi, plus comparé d’idées, vu nos erreurs de plus près, se tient plus en garde contre lui-même et ne juge que de ce qu’il connaît.

Ce sont nos passions qui nous irritent contre celles des autres ; c’est notre intérêt qui nous fait haïr les méchants ; s’ils ne nous faisaient aucun mal, nous aurions pour eux plus de pitié que de haine. Le mal que nous font les méchants nous fait oublier celui qu’ils se font à eux-mêmes. Nous leur pardonnerions plus aisément leurs vices, si nous pouvions connaître combien leur propre cœur les en punit. Nous sentons l’offense et nous ne voyons pas le châtiment ; les avantages sont apparents, la peine est intérieure. Celui qui croit jouir du fruit de ses vices n’est pas moins tourmenté que s’il n’eût point réussi ; l’objet est changé, l’inquiétude est la même ; ils ont beau montrer leur fortune et cacher leur cœur, leur conduite le montre en dépit d’eux : mais pour le voir, il n’en faut pas avoir un semblable.

Les passions que nous partageons nous séduisent ; celles qui choquent nos intérêts nous révoltent, et, par une inconséquence qui nous vient d’elles, nous blâmons dans les autres ce que nous voudrions imiter. L’aversion et l’illusion sont inévitables, quand on est forcé de souffrir de la part d’autrui le mal qu’on ferait si l’on était à sa place.

Que faudrait-il donc pour bien observer les hommes ? Un grand intérêt à les connaître, une grande impartialité à les juger, un cœur assez sensible pour concevoir toutes les passions humaines, et assez calme pour ne les pas éprouver. S’il est dans la vie un moment favorable à cette étude, c’est celui que j’ai choisi pour Émile : plus tôt ils lui eussent été étrangers, plus tard il leur eût été semblable. L’opinion dont il voit le jeu n’a point encore acquis sur lui d’empire ; les passions dont il sent l’effet n’ont point agité son cœur. Il est homme, il s’intéresse à ses frères ; il est équitable, il juge ses pairs. Or, sûrement, s’il les juge bien, il ne voudra être à la place d’aucun d’eux ; car le but de tous les tourments qu’ils se donnent, étant fondé sur des préjugés qu’il n’a pas, lui paraît un but en l’air. Pour lui, tout ce qu’il désire est à sa portée. De qui dépendrait-il, se suffisant à lui-même et libre de préjugés ? Il a des bras, de la santé [1], de la modération, peu de besoins et de quoi les satisfaire. Nourri dans la plus absolue liberté, le plus grand des maux qu’il conçoit est la servitude. Il plaint ces misérables rois, esclaves de tout ce qui leur obéit ; il plaint ces faux sages enchaînés à leur vaine réputation ; il plaint ces riches sots, martyrs de leur faste ; il plaint ces voluptueux de parade qui livrent leur vie entière à l’ennui, pour paraître avoir du plaisir. Il plaindrait l’ennemi qui lui ferait du mal à lui-même ; car, dans ses méchancetés, il verrait sa misère. Il se dirait : En se donnant le besoin de

  1. Je crois pouvoir compter hardiment la santé et la bonne constitution au nombre des avantages acquis par son éducation, ou plutôt au nombre des dons de la nature que son éducation lui a conservés.