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qu’il parût l’être. Est-ce ma faute si, toujours dupe de l’apparence, vous la prenez pour la réalité ?

Prenons deux jeunes gens sortant de la première éducation et entrant dans le monde par deux portes directement opposées. L’un monte tout à coup sur l’Olympe et se répand dans la plus brillante société ; on le mène à la cour, chez les grands, chez les riches, chez les jolies femmes. Je le suppose fêté partout, et je n’examine pas l’effet de cet accueil sur sa raison ; je suppose qu’elle y résiste. Les plaisirs volent au-devant de lui, tous les jours de nouveaux objets l’amusent ; il se livre à tout avec un intérêt qui vous séduit. Vous le voyez attentif, empressé, curieux ; sa première admiration vous frappe ; vous l’estimez content : mais voyez l’état de son âme ; vous croyez qu’il jouit ; moi, je crois qu’il souffre.

Qu’aperçoit-il d’abord en ouvrant les yeux ? des multitudes de prétendus biens qu’il ne connaissait pas, et dont la plupart, n’étant qu’un moment à sa portée, ne semblent se montrer à lui que pour lui donner le regret d’en être privé. Se promène-t-il dans un palais, vous voyez à son inquiète curiosité qu’il se demande pourquoi sa maison paternelle n’est pas ainsi. Toutes ses questions vous disent qu’il se compare sans cesse au maître de cette maison, et tout ce qu’il trouve de mortifiant pour lui dans ce parallèle aiguise sa vanité en la révoltant. S’il rencontre un jeune homme mieux mis que lui, je le vois murmurer en secret contre l’avarice de ses parents. Est-il plus paré qu’un autre, il a la douleur de voir cet autre l’effacer ou par sa naissance ou par son esprit, et toute sa dorure humiliée devant un simple habit de drap. Brille-t-il seul dans une assemblée, s’élève-t-il sur la pointe du pied pour être mieux vu ; qui est-ce qui n’a pas une disposition secrète à rabaisser l’air superbe et vain d’un jeune fat ? Tout s’unit bientôt comme de concert ; les regards inquiétants d’un homme grave, les mots railleurs d’un caustique ne tardent pas d’arriver jusqu’à lui ; et, ne fût-il dédaigné que d’un seul homme, le mépris de cet homme empoisonne à l’instant les applaudissements des autres.

Donnons-lui tout, prodiguons-lui les agréments, le mérite ; qu’il soit bien fait, plein d’esprit, aimable : il sera recherché des femmes ; mais en le recherchant avant qu’il les aime, elles le rendront plutôt fou qu’amoureux : il aura de bonnes fortunes ; mais il n’aura ni transports ni passion pour les goûter. Ses désirs toujours prévenus, n’ayant jamais le temps de naître, au sein des plaisirs il ne sent que l’ennui de la gêne : le sexe fait pour le bonheur du sien le dégoûte et le rassasie même avant qu’il l connaisse ; s’il continue à le voir, ce n’est plus que par vanité ; et quand il s’y attacherait par un goût véritable, il ne sera pas seul jeune, seul brillant, seul aimable, et ne trouvera pas toujours dans ses maîtresses des prodiges de fidélité.

Je ne dis rien des tracasseries, des trahisons, des noirceurs, des repentirs de toute espèce inséparables d’une pareille vie. L’expérience du monde en dégoûte, on le sait ; je ne parle que des ennuis attachés à la première illusion.

Quel contraste pour celui qui, renfermé jusqu’ici dans le sein de sa famille et de ses amis, s’est vu l’unique objet de toutes leurs attentions, d’entrer tout à coup dans un ordre de choses où il est compté pour si peu ; de se trouver comme noyé dans une sphère étrangère, lui qui fit si longtemps le centre de la sienne ! Que d’affronts, que d’humiliations ne faut-il pas qu’il essuie, avant de perdre, parmi les inconnus, les préjugés de son importance pris et nourris parmi les siens ! Enfant, tout lui cédait, tout s’empressait autour de lui : jeune homme, il faut qu’il cède à tout le monde ; ou pour peu qu’il s’oublie et conserve ses anciens airs, que de dures leçons vont le faire rentrer en lui-même ! L’habitude d’obtenir aisément les objets de ses désirs le porte à beaucoup désirer, et lui fait sentir des privations continuelles. Tout ce qui le flatte le tente ; tout ce que d’autres ont, il voudrait l’avoir : il convoite tout, il porte envie à tout le monde, il voudrait dominer partout ; la vanité le ronge, l’ardeur des désirs effrénés enflamme son jeune cœur ; la jalousie et la haine y naissent avec eux ; toutes les passions dévorantes y prennent à la fois leur essor ; il en porte l’agitation dans le tumulte du monde ; il la rapporte avec lui tous les soirs ; il rentre mécontent de lui et des autres ; il s’endort plein de mille vains projets, troublé