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Troisième maxime
La pitié qu’on a du mal d’autrui ne se mesure pas sur la quantité de ce mal, mais sur le sentiment qu’on prête à ceux qui le souffrent.

On ne plaint un malheureux qu’autant qu’on croit qu’il se trouve à plaindre. Le sentiment physique de nos maux est plus borné qu’il ne semble ; mais c’est par la mémoire qui nous en fait sentir la continuité, c’est par l’imagination qui les étend sur l’avenir, qu’ils nous rendent vraiment à plaindre. Voilà, je pense, une des causes qui nous endurcissent plus aux maux des animaux qu’à ceux des hommes, quoique la sensibilité commune dût également nous identifier avec eux. On ne plaint guère un cheval de charretier dans son écurie, parce qu’on ne présume pas qu’en mangeant son foin il songe aux coups qu’il a reçus et aux fatigues qui l’attendent. On ne plaint pas non plus un mouton qu’on voit paître, quoiqu’on sache qu’il sera bientôt égorgé, parce qu’on juge qu’il ne prévoit pas son sort. Par extension l’on s’endurcit ainsi sur le sort des hommes ; et les riches se consolent du mal qu’ils font aux pauvres, en les supposant assez stupides pour n’en rien sentir. En général je juge du prix que chacun met au bonheur de ses semblables par le cas qu’il paraît faire d’eux. Il est naturel qu’on fasse bon marché du bonheur des gens qu’on méprise. Ne vous étonnez donc plus si les politiques parlent du peuple avec tant de dédain, ni si la plupart des philosophes affectent de faire l’homme si méchant.

C’est le peuple qui compose le genre humain ; ce qui n’est pas peuple est si peu de chose que ce n’est pas la peine de le compter. L’homme est le même dans tous les états : si cela est, les états les plus nombreux méritent le plus de respect. Devant celui qui pense, toutes les distinctions civiles disparaissent : il voit les mêmes passions, les mêmes sentiments dans le goujat et dans l’homme illustre ; il n’y discerne que leur langage, qu’un coloris plus ou moins apprêté ; et si quelque différence essentielle les distingue, elle est au préjudice des plus dissimulés. Le peuple se montre tel qu’il est, et n’est pas aimable : mais il faut bien que les gens du monde se déguisent ; s’ils se montraient tels qu’ils sont, ils feraient horreur.

Il y a, disent encore nos sages, même dose de bonheur et de peine dans tous les états. Maxime aussi funeste qu’insoutenable : car, si tous sont également heureux, qu’ai-je besoin de m’incommoder pour personne ? Que chacun reste comme il est : que l’esclave soit maltraité, que l’infirme souffre, que le gueux périsse ; il n’y a rien à gagner pour eux à changer d’état. Ils font l’énumération des peines du riche, et montrent l’inanité de ses vains plaisirs : quel grossier sophisme ! les peines du riche ne lui viennent point de son état, mais de lui seul, qui en abuse. Fût-il plus malheureux que le pauvre même, il n’est point à plaindre, parce que ses maux sont tous son ouvrage, et qu’il ne tient qu’à lui d’être heureux. Mais la peine du misérable lui vient des choses, de la rigueur du sort qui s’appesantit sur lui. Il n’y a point d’habitude qui lui puisse ôter le sentiment physique de la fatigue, de l’épuisement, de la faim : le bon esprit ni la sagesse ne servent de rien pour l’exempter des maux de son état. Que gagne Epictète de prévoir que son maître va lui casser la jambe ? la lui casse-t-il moins pour cela ? il a par-dessus son mal le mal de la prévoyance. Quand le peuple serait aussi sensé que nous le supposons stupide, que pourrait-il être autre que ce qu’il est ? que pourrait-il faire autre que ce qu’il fait ? Etudiez les gens de cet ordre, vous verrez que, sous un autre langage, ils ont autant d’esprit et plus de bon sens que vous. Respectez donc votre espèce ; songez qu’elle est composée essentiellement de la collection des peuples ; que, quand tous les rois et tous les philosophes en seraient ôtés, il n’y paraîtrait guère, et que les choses n’en iraient pas plus mal. En un mot, apprenez à votre élève à aimer tous les hommes, et même ceux qui les déprisent ; faites en sorte qu’il ne se place dans aucune classe, mais qu’il se retrouve dans toutes ; parlez devant lui du genre humain avec attendrissement, avec pitié même, mais jamais avec mépris. Homme, ne déshonore point l’homme.

C’est par ces routes et d’autres semblables, bien contraires à celles qui sont frayées, qu’il convient de pénétrer dans le cœur d’un jeune adolescent pour y exciter les premiers mouvements de la nature, le développer et l’étendre sur ses semblables ; à quoi j’ajoute qu’il importe de mêler à ces mouvements le moins d’intérêt