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à son sexe, et au jeune homme un métier qui convienne à son âge : toute profession sédentaire et casanière, qui effémine et ramollit le corps, ne lui plaît ni ne lui convient. Jamais jeune garçon n’aspira de lui-même à être tailleur ; il faut de l’art pour porter à ce métier de femmes le sexe pour lequel il n’est pas fait [1]. L’aiguille et l’épée ne sauraient être maniées par les mêmes mains. Si j’étais souverain, je ne permettrais la couture et les métiers à l’aiguille qu’aux femmes et aux boiteux réduits à s’occuper comme elles. En supposant les eunuques nécessaires, je trouve les Orientaux bien fous d’en faire exprès. Que ne se contentent-ils de ceux qu’a faits la nature, de ces foules d’hommes lâches dont elle a mutilé le cœur ? ils en auraient de reste pour le besoin. Tout homme faible, délicat, craintif, est condamné par elle à la vie sédentaire ; il est fait pour vivre avec les femmes ou à leur manière. Qu’il exerce quelqu’un des métiers qui leur sont propres, à la bonne heure ; et, s’il faut absolument de vrais eunuques, qu’on réduise à cet état les hommes qui déshonorent leur sexe en prenant des emplois qui ne lui conviennent pas. Leur choix annonce l’erreur de la nature : corrigez cette erreur de manière ou d’autre, vous n’aurez fait que du bien.

J’interdis à mon élève les métiers malsains, mais non pas les métiers pénibles, ni même les métiers périlleux. Ils exercent à la fois la force et le courage ; ils sont propres aux hommes seuls ; les femmes n’y prétendent point : comment n’ont-ils pas honte d’empiéter sur ceux qu’elles font ?


Luctantur paucae, comedunt coliphia paucae.
Vos lanam trahitis, calathisque peracta refertis
Vellera…

En Italie on ne voit point de femmes dans les boutiques ; et l’on ne peut rien imaginer de plus triste que le coup d’œil des rues de ce pays-là pour ceux qui sont accoutumés à celles de France et d’Angleterre. En voyant des marchands de modes vendre aux dames des rubans, des pompons, du réseau, de la chenille, je trouvais ces parures délicates bien ridicules dans de grosses mains, faites pour souffler la forge et frapper sur l’enclume. Je me disais : Dans ce pays les femmes devraient, par représailles, lever des boutiques de fourbisseurs et d’armuriers. Eh ! que chacun fasse et vende les armes de son sexe. Pour les connaître, il les faut employer.

Jeune homme, imprime à tes travaux la main de l’homme. Apprends à manier d’un bras vigoureux la hache et la scie, à équarrir une poutre, à monter sur un comble, à poser le faîte, à l’affermir de jambes de force et d’entraits ; puis crie à ta sœur de venir t’aider à ton ouvrage, comme elle te disait de travailler à son point croisé.

J’en dis trop pour mes agréables contemporains, je le sens ; mais je me laisse quelquefois entraîner à la force des conséquences. Si quelque homme que ce soit a honte de travailler en public armé d’une doloire et ceint d’un tablier de peau, je ne vois plus en lui qu’un esclave de l’opinion, prêt à rougir de bien faire, sitôt qu’on se rira des honnêtes gens. Toutefois cédons au préjugé des pères tout ce qui ne peut nuire au jugement des enfants. Il n’est pas nécessaire d’exercer toutes les professions utiles pour les honorer toutes ; il suffit de n’en estimer aucune au-dessous de soi. Quand on a le choix et que rien d’ailleurs ne nous détermine, pourquoi ne consulterait-on pas l’agrément, l’inclination, la convenance entre les professions de même rang ? Les travaux des métaux sont utiles, et même les plus utiles de tous ; cependant, à moins qu’une raison particulière ne m’y porte, je ne ferai point de votre fils un maréchal, un serrurier, un forgeron ; je n’aimerais pas à lui voir dans sa forge la figure d’un cyclope. De même je n’en ferai pas un maçon, encore moins un cordonnier. Il faut que tous les métiers se fassent ; mais qui peut choisir doit avoir égard à la propreté, car il n’y a point là d’opinion ; sur ce point les sens nous décident. Enfin je n’aimerais pas ces stupides professions dont les ouvriers, sans industrie et presque automates, n’exercent jamais leurs mains qu’au même travail ; les tisserands, les faiseurs de bas, les scieurs de pierres : à quoi sert d’employer à ces métiers des hommes de sens ? c’est une machine qui en mène une autre.

Tout bien considéré, le métier que j’aimerais

  1. Ils n’y avait point de tailleurs parmi les anciens : les habits des hommes se faisaient dans la maison par les femmes.