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mépris naturel des choses inutiles, jamais il ne voudra consumer son temps en travaux de nulle valeur et il ne connaît de valeur aux choses que celle de leur utilité réelle ; il lui faut un métier qui pût servir à Robinson dans son île.

En faisant passer en revue devant un enfant les productions de la nature et de l’art, en irritant sa curiosité, en le suivant où elle le porte, on a l’avantage d’étudier ses goûts, ses inclinations, ses penchants, et de voir brillie la première étincelle de son génie, s’il en a quelqu’un qui soit bien décidé. Mais une erreur commune et dont il faut vous préserver, c’est d’attribuer à l’ardeur du talent l’effet de l’occasion, et de prendre pour une inclination marquée vers tel ou tel art l’esprit imitatif commun à l’homme et au singe, et qui porte machinalement l’un et l’autre à vouloir faire tout ce qu’il voit faire, sans trop savoir à quoi cela est bon. Le monde est plein d’artisans, et surtout d’artistes, qui n’ont point le talent naturel de l’art qu’ils exercent, et dans lequel on les a poussés dès leur bas âge, soit déterminé par d’autres convenances, soit trompé par un zèle apparent qui les eût portés de même vers tout autre art, s’ils l’avaient vu pratiquer aussitôt. Tel entend un tambour et se croit général ; tel voit bâtir et veut être architecte. Chacun est tenté du métier qu’il voit faire, quand il le croit estimé.

J’ai connu un laquais qui, voyant peindre et dessiner son maître, se mit dans la tête d’être peintre et dessinateur. Dès l’instant qu’il eut formé cette résolution, il prit le crayon, qu’il n’a plus quitté que pour reprendre le pinceau, qu’il ne quittera de sa vie. Sans leçons et sans règles, il se mit à dessiner tout ce qui lui tombait sous la main. Il passa trois ans entiers collé sur ses barbouillages, sans que jamais rien pût arracher que son service, et sans jamais se rebuter du peu de progrès que de médiocres dispositions lui laissaient faire. Je l’ai vu durant six mois d’un été très ardent, dans une petite antichambre au midi, où l’on suffoquait au passage, assis, ou plutôt cloué tout le jour sur sa chaise, devant un globe, dessiner ce globe, le redessiner, commencer et recommencer sans cesse avec une invincible obstination, jusqu’à ce qu’il eût rendu la ronde bosse assez bien pour être content de son travail. Enfin, favorisé de son maître et guidé par un artiste, il est parvenu au point de quitter la livrée et de vivre de son pinceau. Jusqu’à certain terme la persévérance supplée au talent : il a atteint ce terme et ne le passera jamais. La constance et l’émulation de cet honnête garçon sont louables. Il se fera toujours estimer par son assiduité, par sa fidélité, par ses mœurs ; mais il ne peindra jamais que des dessus de porte. Qui est-ce qui n’eût pas été trompé par son zèle et ne l’eût pas pris pour un vrai talent ? Il y a bien de la différence entre se plaire à un travail et y être propre. Il faut des observations plus fines qu’on ne pense pour s’assurer du vrai génie et du vrai goût d’un enfant qui montre bien plus ses désirs que ses dispositions, et qu’on juge toujours par les premiers, faute de savoir étudier les autres. Je voudrais qu’un homme judicieux nous donnât un traité de l’art d’observer les enfants. Cet art serait très important à connaître : les pères et les maîtres n’en ont pas encore les éléments.

Mais peut-être donnons-nous ici trop d’importance au choix d’un métier. Puisqu’il ne s’agit que d’un travail des mains, ce choix n’est rien pour Émile ; et son apprentissage est déjà plus d’à moitié fait, par les exercices dont nous l’avons occupé jusqu’à présent. Que voulez-vous qu’il fasse ? Il est prêt à tout : il sait déjà manier la bêche et la houe ; il sait se servir du tour, du marteau, du rabot, de la lime ; les outils de tous les métiers lui sont déjà familiers. Il ne s’agit plus que d’acquérir de quelqu’un de ces outils un usage assez prompt, assez facile, pour égaler en diligence les bons ouvriers qui s’en servent ; et il a sur ce point un grand avantage par-dessus tous, c’est d’avoir le corps agile, les membres flexibles, pour prendre sans peine toutes sortes d’attitudes et prolonger sans effort toutes sortes de mouvements. De plus, il a les organes justes et bien exercés ; toute la mécanique des arts lui est déjà connue. Pour savoir travailler en maître, il ne lui manque que de l’habitude, et l’habitude ne se gagne qu’avec le temps. Auquel des métiers, dont le choix nous reste à faire, donnera-t-il donc assez de temps pour s’y rendre diligent ? Ce n’est plus que de cela qu’il s’agit.

Donnez à l’homme un métier qui convienne