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hommes ; en sorte que l’emploi des matières premières se fait dans des métiers sans honneur, presque sans profit, et que plus elles changent de mains, plus la main-d’œuvre augmente de prix et devient honorable. Je n’examine pas s’il est vrai que l’industrie soit plus grande et mérite plus de récompense dans les arts minutieux qui donnent la dernière forme à ces matières, que dans le premier travail qui les convertit à l’usage des hommes : mais je dis qu’en chaque chose l’art dont l’usage est le plus général et le plus indispensable est incontestablement celui qui mérite le plus d’estime, et que celui à qui moins d’autres arts sont nécessaires, la mérite encore par-dessus les plus subordonnés, parce qu’il est plus libre et plus près de l’indépendance. Voilà les véritables règles de l’appréciation des arts et de l’industrie ; tout le reste est arbitraire et dépend de l’opinion.

Le premier et le plus respectable de tous les arts est l’agriculture : je mettrais la forge au second rang, la charpente au troisième, et ainsi de suite. L’enfant qui n’aura point été séduit par les préjugés vulgaires en jugera précisément ainsi. Que de réflexions importantes notre Émile ne tirera-t-il point là-dessus de son Robinson ! Que pensera-t-il en voyant que les arts ne se perfectionnent qu’en se subdivisant, en multipliant à l’infini les instruments des uns et des autres ? Il se dira : Tous ces gens-là sont sottement ingénieux : on croirait qu’ils ont peur que leurs bras et leurs doigts ne leur servent à quelque chose, tant ils inventent d’instruments pour s’en passer. Pour exercer un seul art ils sont asservis à mille autres ; il faut une ville à chaque ouvrier. Pour mon camarade et moi, nous mettons notre génie dans notre adresse ; nous nous faisons des outils que nous puissions porter partout avec nous. Tous ces gens si fiers de leurs talents dans Paris ne sauraient rien dans notre île, et seraient nos apprentis à leur tour.

Lecteur, ne vous arrêtez pas à voir ici l’exercice du corps et l’adresse des mains de notre élève ; mais considérez quelle direction nous donnons à ses curiosités enfantines ; considérez le sens, l’esprit inventif, la prévoyance ; considérez quelle tête nous allons lui former. Dans tout ce qu’il verra, dans tout ce qu’il fera, il voudra tout connaître, il voudra savoir la raison de tout ; d’instrument en instrument, il voudra toujours remonter au premier ; il n’admettra rien par supposition ; il refuserait d’apprendre ce qui demanderait une connaissance antérieure qu’il n’aurait pas : s’il voit faire un ressort, il voudra savoir comment l’acier a été tiré de la mine ; s’il voit assembler les pièces d’un coffre, il voudra savoir comment l’arbre a été coupé ; s’il travaille lui-même, à chaque outil dont il se sert, il ne manquera pas de se dire : Si je n’avais pas cet outil, comment m’y prendrais-je pour en faire un semblable ou pour m’en passer ?

Au reste, une erreur difficile à éviter dans les occupations pour lesquelles le maître se passionne est de supposer toujours le même goût à l’enfant : gardez, quand l’amusement du travail vous emporte, que lui cependant ne s’ennuie sans vous l’oser témoigner. L’enfant doit être tout à la chose ; mais vous devez être tout à l’enfant, l’observer, l’épier sans relâche et sans qu’il y paraisse, pressentir tous ses sentiments d’avance, et prévenir ceux qu’il ne doit pas avoir, l’occuper enfin de manière que non seulement il se sente utile à la chose, mais qu’il s’y plaise à force de bien comprendre à quoi sert ce qu’il fait.

La société des arts consiste en échanges d’industrie, celle du commerce en échanges de choses, celle des banques en échanges de signes et d’argent : toutes ces idées se tiennent, et les notions élémentaires sont déjà prises ; nous avons jeté les fondements de tout cela dès le premier âge, à l’aide du jardinier Robert. Il ne nous reste maintenant qu’à généraliser ces mêmes idées, et les étendre à plus d’exemples, pour lui faire comprendre le jeu du trafic pris en lui-même, et rendu sensible par les détails d’histoire naturelle qui regardent les productions particulières à chaque pays, par les détails d’arts et de sciences qui regardent la navigation, enfin, par le plus grand ou moindre embarras du transport, selon l’éloignement des lieux, selon la situation des terres, des mers, des rivières, etc.

Nulle société ne peut exister sans échange, nul échange sans mesure commune, et nulle mesure commune sans égalité. Ainsi, toute société a pour première loi quelque égalité conventionnelle,