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obligés à moi malgré vous ; c’est ma seule vengeance. Apprenez qu’il y a de la générosité dans tous les états ; je fais payer mes tours et non mes leçons. »

En sortant, il m’adresse à moi nommément et tout haut une réprimande. J’excuse volontiers, me dit-il, cet enfant ; il n’a péché que par ignorance. Mais vous, monsieur, qui deviez connaître sa faute, pourquoi la lui avoir laissé faire ? Puisque vous vivez ensemble, comme le plus âgé vous lui devez vos soins, vos conseil ; votre expérience est l’autorité qui doit le conduire. En se reprochant, étant grand, les torts de sa jeunesse, il vous reprochera sans doute ceux dont vous ne l’aurez pas averti[1].

Il part et nous laisse tous deux très confus. Je me blâme de ma molle facilité ; je promets à l’enfant de la sacrifier une autre fois à son intérêt, et de l’avertir de ses fautes avant qu’il en fasse ; car le temps approche où nos rapports vont changer, et où la sévérité du maître doit succéder à la complaisance du camarade ; ce changement doit s’amener par degrés ; il faut tout prévoir, et tout prévoir de fort loin.

Le lendemain nous retournons à la foire pour revoir le tour dont nous avons appris le secret. Nous abordons avec un profond respect notre bateleur Socrate ; à peine osons-nous lever les yeux sur lui : il nous comble d’honnêtetés, et nous place avec une distinction qui nous humilie encore. Il fait ses tours comme à l’ordinaire ; mais il s’amuse et se complaît longtemps à celui du canard, en nous regardant souvent d’un air assez fier. Nous savons tout, et nous ne soufflons pas. Si mon élève osait seulement ouvrir la bouche, ce serait un enfant à écraser.

Tout le détail de cet exemple importe plus qu’il ne semble. Que de leçons dans une seule ! Que de suites mortifiantes attire le premier mouvement de vanité ! Jeune maître, épiez ce premier mouvement avec soin. Si vous savez en faire sortir ainsi l’humiliation, les disgrâces [2], soyez sûr qu’il n’en reviendra de longtemps un second. Que d’apprêts ! direz-vous. J’en conviens, et le tout pour nous faire une boussole qui nous tienne lieu de méridienne.

Ayant appris que l’aimant agit à travers les autres corps, nous n’avons rien de plus pressé que de faire une machine semblable à celle que nous avons vue : une table évidée, un bassin très plat ajusté sur cette table, et rempli de quelques lignes d’eau, un canard fait avec un peu plus de soin, etc. Souvent attentifs autour du bassin, nous remarquons enfin que le canard en repos affecte toujours à peu près la même direction. Nous suivons cette expérience, nous examinons cette direction : nous trouvons qu’elle est du midi au nord. Il n’en faut pas davantage : notre boussole est trouvée, ou autant vaut ; nous voilà dans la physique.

Il y a divers climats sur la terre, et diverses températures à ces climats. Les saisons varient plus sensiblement à mesure qu’on approche du pôle ; tous les corps se resserrent au froid et se dilatent à la chaleur ; cet effet est plus mesurable dans les liqueurs, et plus sensible dans les liqueurs spiritueuses ; de là le thermomètre. Le vent frappe le visage ; l’air est donc un corps, un fluide ; on le sent, quoiqu’on n’ait aucun moyen de le voir. Renversez un verre dans l’eau, l’eau ne le remplira pas à moins que vous ne laissiez à l’air une issue ; l’air est donc capable de résistance. Enfoncez le verre davantage, l’eau gagnera dans l’espace l’air, sans pouvoir remplir tout à fait cet espace ; l’air est donc capable de compression jusqu’à certain point. Un ballon rempli d’air comprimé bondit mieux que rempli de toute autre matière ; l’air est donc un corps élastique. Étant étendu dans le bain, soulevez horizontalement le bras hors de l’eau, vous le sentirez chargé d’un poids terrible ; l’air est donc un corps pesant. En mettant l’air en équilibre avec d’autres fluides, on peut mesurer son poids : de là le baromètre, le siphon, la canne à vent, la machine pneumatique. Toutes les lois de la statique et de l’hydrostatique se trouvent par des expériences

  1. Ai-je dû supposer quelque lecteur assez stupide pour ne pas sentir dans cette réprimande un discours dicté mot à mot par le gouverneur pour aller à ses vues ? A-t-on dû me supposer assez stupide moi-même pour donner naturellement ce langage à un bateleur ? Je croyais avoir fait preuve au moins du talent assez médiocre de faire paler les gens dans l’esprit de leur état. Voyez encore la fin de l’alinéa suivant. N’était-ce pas tout dire pour tout autre que M. Formey ?
  2. Cette humiliation, ces disgrâces sont donc de ma façon, et non de celle du bateleur. Puisque M. Formey voulait de mon vivant s’emparer de mon livre, et le faire imprimer sans autre façon que d’en ôter mon nom pour y mettre le sien, il devait du moins prendre la peine, je ne dis pas de le composer, mais de le lire.